TRADUCTION PUBLIEE

 

IVAN VIRIPAEV

LES ENIVRES

traduction Tania Moguilevskaia, Gilles Morel


Acte I - Scène 4

Nuit. Cuisine d'un restaurant. Le restaurant est fermé depuis des heures, mais dans la cuisine au milieu de la vaisselle qui sèche, de casseroles, de grands et de petits couteaux et autres ustensiles de cuisine, une compagnie de cinq personnes s'est rassemblée. Quatre hommes Max, Rudolf, Gabriel et Mathias. Et avec eux une petite jeune fille qui s'appelle Rosa. Tout le monde est très copieusement ivre.

(...)

Mathias regarde à l'intérieur du frigidaire ouvert.

MATHIAS. — Pourquoi, Max, est-ce que je ne vois aucune viande nulle part ici ?
MAX. — Parce que.
MATHIAS. — Parce que, quoi ?
MAX. — Parce que ça.
MATHIAS. — Quoi « ça » ? Je dis que je ne vois aucune viande nulle part là, nulle part ?
MAX. — Parce que, c'est un restaurant végétarien.
MATHIAS. — Oui ? Et qu'est-ce que ça veut dire ?
MAX. — Ca veut dire qu'ici il n'y a pas et il ne doit pas y avoir de viande. Parce que ici c'est un restaurant végétarien.
MATHIAS. — Et pourquoi, je serais curieux de le savoir, est-ce qu'il y a ici ce restaurant végétarien ?
MAX. — Parce que... Nous sommes dans le restaurant de mes parents.
MATHIAS. — Et ça explique tout ?
MAX. — Et ça explique tout.
MATHIAS. — Ca explique quoi ? Ca n'explique rien. Où est la viande, Max ?
MAX. — Ca explique que mes parents sont végétariens et qu'ils ont ouvert un restaurant végétarien... Dans un restaurant végétarien il ne doit pas y avoir de viande. Voilà ce que ça explique.
MATHIAS. — Et qui a besoin de ce genre de restaurant où il n'y a pas un seul morceau de viande ?
MAX. — En ont besoin ceux qui ne mangent pas de viande, les vé...gé...ta...riens ?
MATHIAS. — Et qui a besoin de ceux qui ne mangent pas de viande ?
GABRIEL. — Le Seigneur Dieu, Mathias. Le Seigneur Dieu a besoin de ceux qui ne mangent pas de viande. Dieu aime les végétariens, et les carnivores il les expédie en enfer.
ROSA. — C'est pas vrai.
GABRIEL. — C'est vrai.
ROSA. — Pas vrai.
RUDOLF. — Comment une prostituée comme toi peut-elle savoir ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas ?
ROSA. — Peut-être je suis une prostituée, mais je sais ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas.
RUDOLF. — Comment ?
ROSA. — Par la vie.
RUDOLF. — Par quelle vie ? Par la vie d'une prostituée ?
ROSA. — Je vais au cinéma.
RUDOLF. — Ah, tout s'éclaire alors !

Mathias continue de se tenir devant le frigidaire ouvert et d'examiner son contenu.

MAX. — Mais pour quelle raison avez-vous emmené une prostituée avec vous ?
MATHIAS. — Pour la manger.
MAX. — Je vous ai pourtant dit qu'il ne fallait emmener personne ici, parce que c'est le restaurant de mes parents, et surtout pas une prostituée !
RUDOLF. — C'est pourtant ta dernière soirée de célibataire, Max. C'est l'enterrement de ta vie de garçon, et comment enterrer une vie de garçon sans prostituée ?
MAX. — Je ne vous ai pas demandé d'amener une prostituée avec vous, surtout dans le restaurant de mes parents.
GABRIEL. — Arrête, Max, il y a partout de la place pour l'amour, surtout dans un restaurant végétarien.
MATHIAS. — J'ai envie de viande, je propose de manger cette prostituée, de la griller dans cette poêle.
GABRIEL. — Mon frère dit que nous devons parvenir à entendre le chuchotement du Seigneur dans notre cœur. Chacun de nous doit parvenir à entendre le chuchotement du Seigneur dans son cœur. Mon frère dit...
MATHIAS. — Tu n'as aucun frère, ferme-la.
GABRIEL. — Tu dois parvenir à entendre le chuchotement du Seigneur dans ton cœur, voilà ce que mon frère m'a demandé de te transmettre.
MATHIAS. — Idiot !
ROSA. — Je sais de quoi il parle, il n'est pas idiot. J'entends le chuchotement du Seigneur dans mon cœur. Pas toujours, mais parfois il arrive que j'entende.
RUDOLF. — Mais tu es une prostituée, Rosa, tu ne peux pas parler comme ça.
ROSA. — Mais j'entends. Parole d'honneur parfois j'entends le chuchotement du Seigneur dans mon cœur.
RUDOLF. — Pourquoi les prostituées sont-elles toujours aussi religieuses ?
GABRIEL. — Mon frère prêtre catholique, dit que chacun a entendu au moins une fois dans sa vie le chuchotement du Seigneur dans son cœur, mais peu nombreux sont ceux qui osent l'avouer.
MATHIAS. — Tu n'as aucun frère, qu'est-ce que tu nous débites ?
GABRIEL. — Nous entendons tous le chuchotement du Seigneur dans notre cœur, simplement nous le cachons, nous le cachons même à nous-mêmes.
ROSA. — C'est, la vérité, c'est la vérité, ton frère a absolument raison.
MATHIAS. — Mais il n'a aucun frère, de quoi on parle ici ?!
MAX. — Du fait que ma fiancée aussi entend ce chuchotement, et mes parents, me répètent souvent qu'eux aussi entendent le chuchotement du Seigneur dans leurs cœurs.
MATHIAS. — Mais, bien sûr, puisqu'ils sont végétariens, ils peuvent entendre tout et n'importe quoi.
MAX. — Cependant ma fiancée et moi nous ne sommes pas végétariens, et nous l'entendons aussi, quand bien même nous mangeons de la viande.
MATHIAS. — Et vous entendez quoi au juste, Max ?
MAX. — Le chuchotement du Seigneur dans notre cœur.
GABRIEL. — Nous entendons tous le chuchotement du Seigneur dans notre cœur, seulement nous ne nous l'avouons pas même à nous-mêmes.
MAX. — Je viens de l'avouer là. Parfois j'entends le chuchotement du Seigneur dans mon cœur, quand bien même je ne crois pas en Dieu, et quand bien même je ne suis pas végétarien.
RUDOLF. — Eh bien, au point où on en est, moi aussi alors je ne crois pas en Dieu. Et surtout ne je crois pas à ce que disent les prêtres catholiques, sans vouloir vexer ton frère, Gabriel.
MATHIAS. — Il n'a pas de frère.
RUDOLF. — Je sais qu'il n'a pas de frère, mais là n'est pas le fond de l'affaire, mais dans le fait que quand bien même je ne crois pas en Dieu, moi aussi j'entends parfois le chuchotement du Seigneur dans mon cœur.
ROSA. — Oui, oui. Parfois ça arrive de manière tellement évidente. Ton frère a raison.
RUDOLF. — Oui, oui, ton frère a raison !
MATHIAS. — Vous avez décidé de vous moquer de moi ou quoi, il n'a pas le moindre frère, comment pourrait-il avoir raison ? Et plus globalement, qu'est-ce que c'est ce que ce que vous dites ici ?!
MAX. — Ecoute, Mathias. Nous sommes ici entre potes, et nous ferions mieux de nous parler sincèrement. Il nous arrive à nous tous au moins parfois, d'entendre le chuchotement du Seigneur dans notre cœur, et ce n'est pas la peine de faire semblant de ne pas comprendre où nous voulons en venir. Avoue que toi aussi tu l'entends ?
MATHIAS. — Je suis un adulte.
GABRIEL. — C'est là toute l'affaire, mon vieux. Mon frère prêtre catholique, dit que le premier signe du passage à l'âge adulte, c'est le fait que la personne commence à entendre le chuchotement du Seigneur dans son cœur. Les enfants ne l'entendent pas. Ils ne sont pas encore en mesure d'être à l'écoute, parce qu'ils sont déjà assez heureux sans ça. Quant à nous nous n'arrivons plus à trouver notre bonheur dans le monde qui nous entoure, c'est pourquoi avec chaque année qui passe, nous fermons de plus en plus souvent nos yeux et essayons de nous mettre à l'écoute, à l'écoute ce qui se passe là-bas à l'intérieur de nous, et alors à ce moment-là nous entendons le chuchotement du Seigneur dans notre cœur.
ROSA. — Le plus souvent j'entends le chuchotement du Seigneur dans mon cœur, le matin, quand je rentre du travail.
RUDOLF. — Tu as un autre travail en plus ?
ROSA. — Non. Que ce travail-là. Et ça me fatigue tellement que je rentre à la maison presque sans force, et que je chute sur mon lit. Et alors à ce moment-là j'entends le chuchotement du Seigneur dans mon cœur.
MAX. — Gabriel, ton frère, cet homme courageux, il appelle les choses par leur nom, Gabriel, il parle de tout ce dont nous avons peur de parler à voix haute. Nous entendons tous le chuchotement du Seigneur dans notre cœur, mais nous avons honte de l'avouer. Je suis persuadé que Mathias, l'entend aussi. Allez, Mathias, vas-y, fais-le, dis que j'ai raison.
MATHIAS. — Tout ça est tellement stupide.
GABRIEL. — N'aie pas peur, nous ne le dirons à personne.
RUDOLF. — Personne à ton travail ne saura que tu entends le chuchotement du Seigneur dans ton cœur, quand bien même tous l'entendent aussi.
MATHIAS. — C'est tout simplement que vous vous êtes soûlés, et que vous avez perdu la tête.
MAX. — Nous nous sommes soûlés, et nous nous sommes avoué ce que nous ne pouvons pas nous avouer l'esprit sobre.
MATHIAS. — Quoiqu'il en soit, prenez en note, demain je démentirai tout.
RUDOLF. — Et, nous aussi.
GABRIEL. — Moi, je ne le ferai pas. Je ne trahirai pas les convictions de mon propre frère.
MATHIAS. — Tu n'as pas de frère.
GABRIEL. — Et alors quoi ?!
MAX. — Vas-y, Mathias, fais-le, avoue que toi aussi tu entends le chuchotement du Seigneur dans ton cœur.
MATHIAS. — C'est tout simplement que vous êtes des salauds.
MAX. — Des salauds oui, mais nous entendons le chuchotement du Seigneur dans nos cœurs, et toi aussi tu l'entends, mais tu as peur de l'avouer, tu as peur de devenir toi-même, ne serait-ce qu'un seul instant.
GABRIEL. — Vas-y, Mathias.
RUDOLF. — Fais pas ta gonzesse et ta couille molle.
MATHIAS. — Quoi, quoi ?!
RUDOLF. — Sois un vrai mec, avoue que tu entends la voix du Seigneur dans ton cœur.

Mathias regarde tout le monde et réfléchit intensément.

MATHIAS. — Bon d'accord.
MAX. — D'accord quoi ? Tu n'as qu'à le dire à voix haute.
MATHIAS. — Dire quoi ?
MAX. — Joue pas au con, Mathias. Dis à voix haute que tu entends le chuchotement du Seigneur dans ton cœur.
MATHIAS. — J'entends le chuchotement du Seigneur dans mon cœur. Quel cauchemar, ça fait longtemps que je ne me suis pas soûlé comme aujourd'hui.
GABRIEL. — Eh bien, tu vois, finalement c'était pas bien compliqué.



solitaires


Les Enivrés
Collection Bleue
128 pages - prix : 13.00 €
Date de parution : Novembre 2014
ISBN 978-2-84681-438-6



henschel Titulaire des droits :
henschel SCHAUSPIEL Theaterverlag Berlin GmbH
Agent de l'auteur pour l'espace francophone :
Gilles MOREL |


 

les enivres





Pièce en 2 actes et 8 scènes

Personnages

MARTA, belle jeune fille, 21 ans.
MARK, directeur d'un festival international
de cinéma, 46 ans.
LAOURA, modèle, 30 ans.
MAGDA, copine de Laoura, 30 ans.
LAWRENCE, mari de Magda, 35 ans.
GUSTAV, banquier, 53 ans.
LORA, femme de Gustav, 40 ans.
KARL, banquier, 50 ans.
LINDA, femme de Karl, 47 ans.
RUDOLPH, manager en relations publiques, 30 ans.
MAX, manager en opérations bancaires, 32 ans.
MATHIAS, manager d'une agence publicitaire, 35 ans.
GABRIEL, directeur-adjoint d'une entreprise
de BTP, 31 ans.
ROSA, prostituée, 22 ans.









viripaev

Ivan Viripaev
Moscou, Théâtre Praktika, 2012









jlta

Prix domaine étranger
Prix de la traduction
Palmarès 2014





centquatre

EN AVANT-PREMIERE
MISE EN VOIX
sous la direction d'Andreï Mogoutchi avec
les acteurs de la Comédie-Française
au Centquatre Paris
10 > 11 JANVIER 2014

 

     IVAN VIRIPAEV / TEXTES en traduction française




 

     IVAN VIRIPAEV / SPECTACLES sur les scènes francophones saisons 2020/21/22




 

     IVAN VIRIPAEV / SPECTACLES sur les scènes francophones saisons précédentes




 

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