TRADUCTION PUBLIEE

 

IVAN VIRIPAEV

ILLUSIONS

traduction Tania Moguilevskaia, Gilles Morel


Préambule

Entrent en scène d’abord une femme, un peu plus tard une autre, entre ensuite un homme, un peu plus tard, un autre. Ils sont entrés uniquement pour raconter aux spectateurs les histoires de deux couples mariés.


Extrait du texte

(..)

Pause.

DEUXIEME FEMME. – Maintenant je vais vous parler d’un autre couple marié. Eux aussi ont vécu ensemble plus de cinquante ans. Il s’appelait Albert et elle Margaret. Chacun avait quatre-vingt-quatre ans, ils étaient nés la même année. Et voilà qu’un jour Albert est rentré à la maison après une promenade, s’est assis sur une chaise au milieu de la pièce, a appelé sa femme pour qu’elle vienne s’asseoir en face de lui dans un fauteuil en rotin, et quand elle est venue et s’est assise face à lui dans le fauteuil en rotin, il a dit :

– Je veux parler avec toi, Margaret. C’est très important. Toi et moi, ça fait longtemps qu’on n’a pas discuté des choses importantes, pas vrai ?

– Toi et moi, si tu veux mon avis, on a jamais discuté de choses importantes, lui a répondu Margaret.

C’était une femme dotée d’un très bon sens de l’humour.

– C’est, assurément, drôle, a dit Albert.

Et ensuite il a continué.

– Je veux te dire, Margaret, qu’il se trouve que je suis tombé amoureux d’une autre femme. Il m’est difficile de t’en parler, mais nous avons vécu ensemble cinquante-quatre ans et je ne t’ai jamais trahie sérieusement. Je te respecte beaucoup, tu es la mère de mes enfants...

– Et la grand-mère des tes petits-enfants, l’a interrompu Margaret.

C’était une femme dotée d’un bon sens de l’humour.

– Oui, oui, c’est assurément drôle, a réagi Albert avant de continuer. Eh bien voilà. Je suis obligé de te dire une vérité très désagréable. Margaret, pour la première fois dans ma vie j’ai compris ce qu’est l’amour. Ce qu’est le véritable amour, celui-là même que décrit la littérature, celui dont tout le monde rêve dans sa jeunesse et que personne ne trouve, et alors tout le monde se satisfait de ce qu’il a sous la main. N’ayant pas trouvé le véritable amour, nous déduisons qu’il n’existe pas du tout, que tout ça n’est qu’une fiction littéraire, et alors nous épousons celui qui est à côté, qui est réel, qui est à portée de main et ensuite nous vivons avec lui, ou avec elle toute notre vie, en pensant que voilà c’est donc tout ce dont l’humanité est capable, que voilà c’est donc ça tout l’amour qui peut exister, mais en vérité l’amour est tout autre. Il n’est pas ainsi, il n’est pas comme ça. Il est quelque chose de complètement autre. Il existe, Margaret. Simplement à toi et moi il ne nous a pas été donné de l’éprouver, et nous avons vécu l’un avec l’autre pendant cinquante-quatre ans en pensant que ce que nous ressentions l’un pour l’autre, c’était ça l’amour, mais tout ça c’était pas ça. Pas ce sentiment-là. L’amour est tout autre, il a une autre odeur, il a d’autres vibrations, il a un goût différent, une couleur différente, je ne l’ai compris qu’aujourd’hui, Margaret. Je n’ai pu découvrir ça qu’à la fin de ma vie, mais je suis heureux que, même à la fin de ma vie, ça me soit arrivé. Je suis heureux bien que j’aie sincèrement pitié de toi Margaret. Je ne veux pas avoir l’air ingrat, tu m’as offert tes meilleures années, qu’est-ce que je dis ! Tu m’as offert toute ta vie et je te suis reconnaissant sans limite, j’apprécie beaucoup ça, tu es la personne qui m’est la plus proche dans la vie, tu l’as toujours été et tu le resteras toujours, mais Margaret je ne t’ai jamais aimée et tu ne m’as jamais aimé, ça aussi je le comprends maintenant, crois-moi, nous ne nous aimions pas l’un l’autre de cet amour dont tout le monde rêve dans sa jeunesse et qui n’arrive quasiment à personne, alors qu’à moi voilà c’est arrivé. Je suis heureux, Margaret. Je suis tombé amoureux pour la première fois dans ma vie. Mais je suis tombé amoureux d’une autre femme, pardonne-moi.

Et après avoir dit tout cela, Albert s’est tu.

Et là, une certaine pause s’est naturellement imposée. Pas très longue. Et après Margaret a dit :

– Albert, tu n’es qu’un vieux péteur, c’est seulement cela qu’elle a dit pour commencer.

PREMIER HOMME. – Parce que c’était une femme dotée d’un bon sens de l’humour.

DEUXIEME FEMME. – Oui, c’était une femme dotée d’un bon sens de l’humour.

PREMIER HOMME. – Et cela alors qu’elle avait un cancer ! Quand elle a eu soixante ans on lui a découvert un cancer du sein. On l’a opérée, on lui a coupé un sein et elle... Non, je blague. Elle n’avait aucun cancer, et son sein est resté bien à sa place. D’ailleurs elle n’a jamais eu aucune maladie. C’était une femme en bonne santé dotée d’un bon sens de l’humour.

DEUXIEME FEMME. – Et voilà, pendant qu’Albert prononçait son monologue sur l’amour, elle l’écoutait et dans le même temps pensait, quelque chose du genre : «  Mon dieu, ce n’est qu’un vieux péteur, ça me servirait à quoi de lui répondre quelque chose, peu importe ce qu’il raconte. Il veut juste me taquiner, et c’est tout. D’ailleurs ça me servirait à quoi que je réagisse à toutes ses foutaises sur l’amour. Chacun de nous a déjà un pied dans la tombe, ça nous servirait à quoi d’ailleurs d’éclaircir quoique ce soit et de déballer notre linge, maintenant qu’il est déjà trop tard. Je ferai mieux de me taire et de ne pas fournir un prétexte, à ce vieil imbécile de jouer ici les jeunes amants ». C’est cela qu’elle a pensé. Mais en réalité, il s’est trouvé, allez savoir pourquoi, que tous ce, discours pathétique, d’Albert sur l’amour a, allez savoir pourquoi atteint Margaret. Et bien que c’était une femme très intelligente et dotée d’un bon sens de l’humour, à ce moment précis, l’intelligence et l’humour, lui ont fait défaut allez savoir pourquoi, et bien qu’elle ait pensé qu’elle n’allait pas répondre à ce vieil imbécile, tout de suite après avoir pensé qu’elle n’allait pas lui répondre, elle a bel et bien répondu.

Elle a dit cela :

– Je veux juste te dire, à toi Albert, qu’il ne faut pas juger les autres par rapport à soi. Si à toi pendant toute ta vie il ne t’a pas été accordé de découvrir ce qu’est l’amour, alors, excuse-moi, ça ne signifie pas du tout que la même chose soit arrivée aux autres.

– « Aux autres », c’est de toi-même que tu parles, c’est ça ? a dit Albert.

– Oui c’est de moi-même que je parle, a répondu Margaret.

– Ce qui signifie que tu veux dire que tu as réussi à éprouver un véritable amour, c’est ça ?

– Oui, c’est précisément ça que je veux dire.




solitaires

Les guêpes de l'été nous piquent encore en novembre
suivi de Illusions
Collection Bleue
130 pages - prix : 14.50 €
Date de parution : Mars 2015
ISBN 978-2-84681-424-9



henschel Titulaire des droits :
henschel SCHAUSPIEL Theaterverlag Berlin GmbH
Agent de l'auteur pour l'espace francophone :
Gilles MOREL |


 

illusions





Personnages

Première Femme, 30 ans
Deuxième Femme, 30 ans
Premier Homme, 35 ans
Deuxième Homme, 35 ans







viripaev

Ivan Viripaev, Théâtre National de la Colline
Paris, mai 2011






illusions

Création de ILLUSIONS
mise en scène Ivan Viripaev
au Théâtre Praktika - Moscou - 02 oct. 2011






 

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