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VLADIMIR & OLEG PRESNIAKOV
Dans le rôle de la victime (Playing the victim)
(version longue)
traduction Tania Moguilevskaia & Gilles Morel
Extrait du texte
L'Inspecteur interrompt sa lecture du menu.
INSPECTEUR. - Bon, alors, c'est-à-dire, comment les choses se sont passées ?
VERKHOUCHKINE. - Eh bien, je lui dit, "Arrête de ricaner !" Et lui...
INSPECTEUR. - Continue, vas-y continue !
VERKHOUCHKINE. - Je lui dit, "Viens, on sort"...
INSPECTEUR. - Bon...
VERKHOUCHKINE. - Il a dit, "Ok"...
INSPECTEUR. - Bon...
VERKHOUCHKINE. - On s'est levé...
INSPECTEUR. - Bon, levez-vous...
Verkhouchkine se lève.
INSPECTEUR. - Bon, la victime s'est levée aussi ?
VERKHOUCHKINE. - Oui...
INSPECTEUR. - Valia, lève-toi.
Valia se lève.
INSPECTEUR. - Bon, et comment vous êtes sortis, qui suivait qui ?
VERKHOUCHKINE. - Eh bien, d'abord lui, puis moi, il est allé vers le comptoir, vers cette...
Verkhouchkine indique de la tête la Japonaise qui a vécu.
EMPLOYÉE DU RESTAURANT, UNE FEMME AUX CHEVEUX BLANCS, BOURRÉE ET EN KIMONO. - Oui. Il a juste eu le temps d'arriver vers moi quand celui-là lui a tiré dessus !
INSPECTEUR. - Bon, vous, vous attendez, bon, lui, il part... Valia va vers elle...
EMPLOYÉE DU RESTAURANT, UNE FEMME AUX CHEVEUX BLANCS, BOURRÉE ET EN KIMONO. - Oh, il faut que j'y...
La Japonaise qui a vécu court vers le comptoir. Valia la suit, la Femme-policier filme tout cela en s'agitant étrangement comme si elle était en train de tourner un clip vidéo dynamique.
VERKHOUCHKINE. - Il est arrivé à elle, lui a dit quelque chose et j'ai sorti le pistolet
et je lui ai collé une praline... deux.
INSPECTEUR. - Coller une praline ! Coller... Mais c'est pas un pistolet à flèche, c'est des balles ! Pire que des enfants, fils de pute ! Putain, ces pédérastes achètent tout et n'importe quoi ! Et c'est à nous, de nettoyer toute cette merde ! Saloperie ! D'où tu tiens ce pistolet ? D'où vous débarquez, putain ? De l'espace ? Jamais pu m'imaginer, de toute ma vie, me retrouver dans telle saloperie ! D'où vous débarquez tous, vous étiez pourtant, je sais pas moi, dans les mêmes lycées, chez les mêmes profs, tes parents, putain, ils ont à peu près mon âge, enculé ! Eh toi, de quoi t'es fait ?! De quoi, et vous tous, là ? Celui-là, putain, il oublie son maillot pour la piscine, et l'autre pédéraste tire, putain, sur son camarade de classe... Mais qu'est-ce que vous voulez dans la vie, putain ? Comment vous voulez la vivre ?! Et celui-là en plus, putain !
(...)
FEMME-POLICIER. - Calme-toi, Stasik.
INSPECTEUR. - Ouais, d'accord... "collé une praline", put-t-t-ain !.. Une "praline"... Allez, amène-moi ce poisson, et du saké, si je le goûte pas maintenant, je le ferai jamais...
EMPLOYÉE DU RESTAURANT, UNE FEMME AUX CHEVEUX BLANCS, BOURRÉE ET EN KIMONO. - Voulez dire, ce poisson-là ?
L'Inspecteur montre du doigt dans le menu.
INSPECTEUR. - Celui-là, là !
EMPLOYÉE DU RESTAURANT, UNE FEMME AUX CHEVEUX BLANCS, BOURRÉE ET EN KIMONO. - D'accord, tout de suite...
La Japonaise qui a vécu s'en va en courant, tout le monde reste planté et ne sachant comment réagir à la crise d'hystérie de l'Inspecteur.
INSPECTEUR. - Allez vous faire enculer plus loin sur l'autre table, que je vous voie plus...
L'Inspecteur s'assoit, enlève sa casquette, la pose sur la table, tous les autres s'éloignent un peu et regardent l'Inspecteur d'un air apeuré.
Quel âge j'avais, quatre, huit, je suis supporter depuis mes quatorze... Donc, ça fait vingt-six ans ! Ça fait vingt-six ans que je me fais baiser par cette équipe de foot ! Eh bien à l'époque, c'était pas comme ça avant, on avait un peu de résultat, on arrivait en finale, mais à présent, putain, à chaque championnat, c'est la merde... T'attends quatre ans et quoi ?! Parce que c'est le même genre d'enculés du cerveau que vous qui jouent, ils en ont rien à faire, et pire, ils font semblant ! Voilà comment ils font, semblant ! Avant, on se rebellait, c'était une position, on en a rien à faire, on se rebelle... Alors que maintenant, tout en douce, sans protestation, ils font semblant quand il faut, se faufilent où ils veulent, à n'importe quel poste, et ensuite ils foutent rien, ils jouent ! Vous jouez à la vie, et ceux qui la prennent au sérieux, la vie, ils deviennent dingues et ils souffrent... Ils devraient jouer au foot, putain, mais non, ils trimballent avec eux des visagistes, et des stylistes, et ensuite ils niquent tout ! Il faut y réfléchir, putain, à comment on met un but, au lieu de se gominer les cheveux ! Ils passent la mi-temps à se faire recoiffer au lieu d'écouter leur entraîneur !
La Japonaise qui a vécu apporte et pose sur la table une petite bouteille de saké et une assiette avec le poisson exotique cru. Les employés du restaurant sortent de la cuisine et observent de loin ce qui se passe dans la salle.
INSPECTEUR. - Oh... vas-y verse, petite mère...
La Japonaise qui a vécu verse du saké à l'Inspecteur, il boit un coup, veut prendre du poisson pour faire passer, mais ne comprend pas comment le faire parce que, près de l'assiette, à la place de la fourchette sont posées des baguettes emballées dans un petit sachet bien propre. Ça brûle dans la bouche de l'Inspecteur, il déchire, en s'énervant, le petit sachet, sort les baguettes et, improvisant sur le coup, tente de piquer le poisson avec une baguette et de l'amener jusqu'à sa bouche avec l'autre.
INSPECTEUR. - Putain, c'est pas de la nourriture, c'est un putain de truc à vous baiser le cerveau... Et surtout ils le font en douce, tout en douce, avec des idées de mômes... une "praline"... Ils ont compris que pour qu'on leur foute la paix, ils doivent faire semblant... C'est une arnaque globale, globale... à tous les niveaux de la société...
EMPLOYÉE DU RESTAURANT, UNE FEMME AUX CHEVEUX BLANCS, BOURRÉE ET EN KIMONO. - Eh oui, qu'est-ce que vous voulez y faire ?! C'est comme hier, j'étais dans le tram 26. Et je demande au conducteur s'il passe rue Malyshev, et lui, il me répond : "Qu'est-ce ça peut me foutre !" Vous imaginez ça ? Un conducteur de tram qui connaît pas les rues qu'il prend son tram !
L'Inspecteur arrête de mastiquer, réfléchit, se verse du saké, boit.
Une pièce. Une table. À table sont assis Valia, sa Mère, Olga et Oncle Piotr. Toute le monde mange avec des baguettes.
MÈRE. - Brave garçon, oh, je suis tellement heureuse !
ONCLE PIOTR. - Moi aussi ! Très heureux ! C'est que tu t'es conduit en homme ! Brave gars ! C'est un peu effrayant au début... qu'est-ce que j'ai fait, à m'attacher à une personne, et que c'est pour toujours... Et ensuite on s'habitue et il n'est plus vraiment question de qui est attaché à qui, chacun se met à vivre à son gré, c'est comme ça, alors n'aie pas peur.
OLGA. - Nous avons décidé de ne pas partir en lune de miel et de ne pas fêter le mariage...
MÈRE. - Mais... comment... Il faudrait tout de même organiser un repas.
OLGA. - Seulement entre nous, alors. On organise un repas mais seulement pour la famille !
MÈRE. - Bon, d'accord, c'est certainement mieux comme ça... Il vaut mieux dépenser cet argent pour quelque chose d'utile...
OLGA. - Oui...
MÈRE. - Une machine à laver...
OLGA. - Oui...
VALIA. - Oui !
MÈRE. - Oh, il s'est réveillé ! Alors, est-ce qu'on mange correctement ?
VALIA. - Correctement !
ONCLE PIOTR. - Et toi ? Pourquoi tu ne manges pas ?
VALIA. - Je vous écoute...
ONCLE PIOTR. - Tu es un brave garçon, je te respecte. Il suffit que tu trouves un boulot décent, quand tu auras des enfants, ils vont te demander "C'est quoi ton travail, papa ?", oui, et qu'est-ce que tu vas répondre ?
VALIA. - Je n'aurais pas d'enfant !
MÈRE et OLGA. - Ah bon ?!
MÈRE . - Tu as quant même fait des études à l'université, comment tu peux passer ton temps à jouer les cadavres ? Et à quoi ça peut bien servir...
VALIA. - Ça me sert à moi...
MÈRE. - À quoi ?
VALIA. - J'ai peur...
MÈRE. - Tu as peur de quoi ?
VALIA. - De la mort... j'ai peur de mourir, c'est pour ça, je me vaccine... ça marche comme un vaccin, on injecte une petite dose de la maladie qu'on veut pas attraper... C'est pour ça que j'ai choisi ce travail... Je joue les victimes pendant les reconstitutions judiciaires... Oui, je les joue... je me vaccine à petites doses... pour éviter...
ONCLE PIOTR. - La mort ! Brave garçon ! Et en plus, il ne boit pas, il ne fume pas...
MÈRE. - Et alors ?
ONCLE PIOTR. - Je comprendrais s'il prenait de la drogue, par exemple... On saurait comment l'aider, mais là... J'ai vu une annonce sociale, spécialement pour les parents, ils disent de faire attention si son enfant manque d'appétit, s'il somnole, s'il est tout le temps triste, c'est qu'il est toxicomane, mais celui-là... il plaisante tout le temps, mange comme quatre, se couche à la fin des programmes télé... Comment on gère ce genre de cas ?
OLGA. - Ben, faut pas y faire attention ! Ou vous allez devenir fou ! Moi, j'ai compris il y a longtemps, si tu n'y fais pas attention, ça ne te touche pas ! Sinon à chaque fois, on a envie de se noyer ou de courir à l'asile !
MÈRE. - Je vais apporter le...
De sous la table, sort le Père de Valia en uniforme de marin et, avec une caméra vidéo, l'Inspecteur entre dans la pièce.
INSPECTEUR. - Vous n'avez besoin d'aller nulle part... personne ne va nulle part... N'est-ce pas, Valia ?
VALIA. - Eh non, elle s'est levée, elle voulait effectivement aller à la cuisine... et là, ses jambes l'ont lâchée et elle est tombée, tombée juste ici ! (Il indique la silhouette dessinée sur le sol.)
INSPECTEUR. - Bon, allongez-vous, femme... Bon, Valia, qu'est-ce qui s'est passé ensuite ?
VALIA. - Ensuite, ensuite, celui-là s'est précipité vers elle. (Il indique Oncle Piotr.)
INSPECTEUR. - Qu'est-ce que tu as à me regarder comme ça, toi, vas-y, précipite, précipite-toi vers elle !
Oncle Piotr se précipite vers la femme.
VALIA. - Après il m'a fixé comme ça, il a voulu dire quelque chose, s'est relevé et s'est écroulé sur le plancher...
Oncle Piotr s'allonge précisément dans la silhouette dessinée à côté de la femme allongée.
INSPECTEUR. - Bon, et celle-là, qu'est-ce qu'elle a fait ?
VALIA. - Celle-là ? Celle-là, elle a tout de suite tout compris... Elle a couru vers l'évier... s'est mise à boire de l'eau... J'ai essayé de lui expliquer que ça n'allait pas l'aider, que le poison avait déjà agi et qu'il était préférable d'attendre simplement au lieu de se torturer, mais elle a continué à crier et à boire, et puis elle s'est affalée sur l'évier, et c'était fini...
INSPECTEUR. - Vas-y ! Affale-toi !
OLGA. - Mais...
PÈRE DE VALIA. - Quoi mais ? Tu t'affales... (À Valia.) Comme ça ?
VALIA. - Oui, comme ça.
VALIA. - Ensuite, quoi... En fait, je ne savais pas vraiment s'ils étaient empoisonnés ou pas... mais comme ça a marché, j'ai juste regardé et mémorisé, pour pouvoir montrer... reconstituer, parce que vous auriez besoin ensuite de savoir comment ça s'était passé... C'est comme avec mon père, je lui demandais toujours comment ça se passait entre lui et maman, comment ils se sont rencontrés, comment ils ont décidé de m'avoir... tout ça rappelle très, très fort, une longue reconstitution judiciaire... C'est un véritable crime que de concevoir, de donner naissance à une personne, de la lancer dans toute cette vie, et de lui expliquer qu'il n'y aura bientôt plus rien... et que personne ne pourra jamais lui venir en aide. Désormais, je n'ai plus aucune attache... maintenant, j'ai compris précisément que je n'existe pas, ce qui veut dire qu'il n'y aura pas de fin... puisque je n'existe pas ?!
(...)
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Vladimir et Oleg Presniakov, Lisboa 2004
PLAYING THE VICTIME
Film Fiction – 100 min
réalisation Kirill Serebrennikov
Grand prix Festival ouvert de cinéma russe KINOTAVR Sotchi 2006
Meilleur scénario (Vladimir et Oleg Presniakov),
Meilleur 2nd rôle féminin (Anna Mikhalkova)
Prix ELEPHANT BLANC de la Guilde des historiens
et critiques de cinéma Moscou 2006
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