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ESTHER BOL
INFRAROUGE
traduction Gilles Morel et Esther Bol
Selon les règles de l'émission, il est interdit de mentionner le pays d’où l’on vient. C’est pourquoi aucune information sur les pays d’origine des personnages n’est délivrée. Cependant, au fil des dialogues, certains laisseront échapper des indices, d'autres se trahiront par inadvertance. Pour le reste, ne resteront que des suppositions.
Introduction
Un espace aseptisé. Six individus. Déséquilibre. Inconfort.
Un déséquilibre commun, un inconfort partagé servent aussi d'objet à la performance et d'élément du spectacle.
Le spectacle a commencé.
Rien ne se passe.
Bon, bref... Quelque chose se passe enfin : un téléphone sonne.
Il y a un vieux téléphone, à fil, peut-être même à cadran. Quelque part au centre de l’espace. Ou pas. Peu importe. Il constitue, en lui-même, le centre.
Le téléphone sonne. Inconfort. Déséquilibre. Perplexité.
Finalement, Oscar se lève et décroche.
OSCAR – Aallô…
Il écoute.
OSCAR – Bon, alors...
Ils nous remercient d’avoir décroché. Et ils me demandent de transmettre les premières instructions. Aux participants ainsi qu’aux spectateurs.
(Il marque des pauses en répétant ou en reformulant ce qu’il entend.)
Comme vous le savez, nous participons à un tournage en public de l’émission de télé-réalité Les Écorchés. Dans cet épisode, l’enjeu, n’est autre que La Citoyenneté. L’un d’entre nous, le gagnant, comme vous le savez, sera fait citoyen. Il aura le privilège d’être de ce côté de la frontière, et pas dans le merdier là-bas. Les autres… ne recevront rien. Les autres seront jetés et devront continuer comme avant. Ou pire. Les organisateurs s'en foutent. Ça, nous le savons tout.e.s. (Sa prononciation de la formule inclusive est ironique.) Le tournage se déroule en temps réel. Les caméras sont déjà en marche. Nous sommes déjà en direct. Il est rappelé aux spectateurs présents dans le studio qu’ils doivent éteindre leurs portables. Les instructions nous seront données par ce téléphone. On nous demande aussi de décrocher, à l’avenir, plus rapidement.
EMMA. – Donc... il n’y aura pas d’animateur ?
OSCAR. – Ils vont maintenant nous expliquer les règles du premier tour. (Il écoute.) – Oui, je vais transmettre clairement, je vais faire de mon mieux. (Il reprend.) – Du coup… Chaque participant a choisi à l'avance trois anecdotes personnelles, à différents moments de sa vie. L’une de ces anecdotes est fausse, les deux autres sont vraies. Ça, nous le savions déjà. Les participants présentent leurs anecdotes. Ensuite, chaque téléspectateur vote sur son portable pour indiquer laquelle, selon lui, est fausse. Les résultats seront annoncés immédiatement après le tour. (Il écoute.) – Des minutes d’antenne, du temps d’antenne supplémentaire ?.. Bref, ils comptent combien de fois chacun a piégé les autres, et combien de mensonges chacun a repéré. Le gagnant reçoit un supplément de temps d’antenne qu'il pourra utiliser à tout moment pendant l’émission, pour raconter quelque chose qui pourra le rendre… plaisant... attachant... attirant... (Il marque une pause.) – Aallô ?
Il raccroche.
– Et… quand est-ce qu’on commence ?
– Apparemment, maintenant.
MÉRAN. – Visiblement, notre désarroi fait partie du spectacle. Désarroi et abandon.
TÍTE. – Et bataille… (Il parle avec des fautes à la recherche de son style.)
Le téléphone sonne à nouveau. Oscar décroche. Il écoute brièvement.
OSCAR. – Ils ont appelé pour dire qu’il est interdit de mentionner son pays d’origine, ou le nom de tout autre pays. La publicité et la contre-publicité de tout pays sont interdites. Ils nous disent de commencer.
MÉRAN. – Je commence.
Premier tour : "Présentation"
Chaque participant propose 3 anecdotes sur lui-même.
MÉRAN. – Bon, je me lance...
J’ai passé autant d’années en prison que la plupart d’entre vous ont vécues entre leur premier pas et leur premier coït.
À 30 ans, j’ai trouvé un trésor et je l’ai dilapidé pour financer 3 diplômes et demi en sciences humaines.
Je ne sais même pas quelle troisième anecdote choisir, elles sont toutes savoureuses.
Quand j’étais artiste de rue à Dubrovnik, mon ex-petite amie suivait mon béret rouge grâce aux images sur Google Maps.
J’ai toujours travaillé au même endroit : au croisement de la rue Iva Vojnovic et de la rue Dozepe Kosorja..
OKSANA. – Première anecdote.
Quand j’ai quitté mon pays la première semaine de la guerre, fuyant les territoires occupés, j’étais dans la voiture de mes voisins.
On nous a arrêtés à un checkpoint, on nous a contrôlé nos papiers.
À côté, il y avait une autre voiture, une famille à bord, et un labrador dont la tête sortait par la fenêtre.
On nous a dit : "Passez."
On leur a dit : "Passez."
Nous sommes passés.
50 mètres plus loin, un char a tiré sur eux.
Pas sur nous, non.
Deuxième anecdote.
J’ai vu, de mes yeux vu, un missile frapper une maison.
La troisième...
Dans mon enfance, j’ai écrit une lettre à la reine d’Angleterre et elle m’a répondu avec retard.
Je lui demandais si c’était vrai que ses corgis étaient les chiens de combat des fées, comme le croient certains paysans gallois. La réponse est arrivée, avec des excuses pour le retard.
TÍTE, il lit... avec difficulté. – Un jour, dans un pays dont la langue n’existe pas sur Duolingo, j’ai marché pendant une semaine à travers un col, en glissant des orties dans mes baskets pour me réchauffer. Un autre jour, dans un autre pays, dont la langue n’est pas non plus sur Duolingo, j’ai trouvé un faucon avec les yeux cousus. On coud les yeux des faucons pour les apprivoiser. Avec les yeux cousus, ils perdent tout sens de l’orientation et commencent à croire que leur maître est un roi, un dieu. Mais ce faucon, il devait aimer la liberté, tellement qu’il s’est envolé dans les ténèbres. Un jour, par amour, j’ai appris la langue des signes.
ASHTI. – La découverte sur laquelle je travaillais avant que les fondamentalistes religieux ne prennent le pouvoir dans mon pays aurait pu changer la vie sur Terre. Vous ne me croyez pas ?
Si je n’avais pas réussi à traverser la frontière par miracle, je serais soit décapitée, comme mon oncle. Vous pouvez trouver la vidéo de sa décapitation sur YouTube…
Vous savez pourquoi les condamnés sur ces vidéos sont si calmes ?
Parce qu’il y a jusqu’à 20 répétitions.
On les emmène vers leur exécution encore et encore, et chaque fois, c’est une répétition.
À la fin, ils n’ont plus d’énergie pour rien, ne leur reste qu’un abandon total…
Un signal d’alarme retentit, indiquant que le temps est dépassé.
D’accord… D’accord. Si je n’avais pas réussi à traverser la frontière et dans le meilleur des cas, j’aurais été envoyée en esclavage sexuel, comme mes collègues femmes de l’Institut, docteures et professeures en sciences, qu’on a voilées de force et réduites à n’être plus que des esclaves domestiques et sexuelles…
Le signal retentit à nouveau.
Troisième anecdote...
J’ai un tatouage dans le dos où Albert Einstein fait un massage des pieds à Marie Curie.
EMMA. – Première anecdote.
J’étais journaliste sur une chaîne d’État et, quand mon pays a déclenché la guerre, je me suis précipitée sur le plateau en direct et, derrière le présentateur, j’ai brandi une pancarte déclarant que cette guerre et ce pays étaient criminels. Deuxième anecdote. Je viens d’un pays où, depuis quelque temps, toutes les femmes sans enfant en âge de procréer sont envoyées de force au front, à la guerre. Troisième anecdote, plus honteuse. Quand j’étais enfant, j’ai découvert que les araignées tissent leur toile avec leur salive, et j’ai commencé à leur laisser un peu de la mienne dans des coins cachés de l’appartement. Pour les aider.
OSCAR. – Habituellement, je préfère les anecdotes sur les autres plutôt que sur moi-même. Mais bon, on va essayer. Quand les troubles sérieux ont commencé dans mon pays et qu'il y a eu un véritable massacre, dans ce qu’on appelle une "révolte populaire", je suis sorti discrètement la nuit de mon appartement confortable et pendant une semaine, j’ai vécu caché sous un pont dans la tente vide d’un sans-abri. Quand j'étais étudiant, j'avais une paire d'axolotls à la maison. Si vous ne savez pas ce que c’est, cherchez sur Google, mais en gros, ce sont des jeunes salamandres. Une fois, ma copine, en partant, a voulu se venger de moi de manière assez sordide, elle les a mis dans le réfrigérateur, les a poussés tout au fond pour que je ne les trouve pas. Je les ai retrouvés une semaine plus tard et je les ai simplement réchauffés. Elle ignorait que, dans le frigo, les axolotls se sont mis en hibernation. Moi, je les regardais, mes 2 axolotls qui se réveillaient dans le creux de mes mains, et je me sentais comme un dieu. Une fois, j’étais en visite dans un pays que ses voisins bombardent régulièrement avec des missiles, mais on n’en parle jamais dans les informations internationales. On est allés avec un groupe de copains dans un cimetière pour rendre hommage à un ami tué à la guerre... Quand la sirène a retenti, on a compris qu'on n'aurait pas le temps d’atteindre le bunker, alors on a passé l’attaque tous les six, serrés les uns contre les autres dans un petit caveau. Comme dans une boîte de conserve. Je vous laisse imaginer les blagues sur le fait de se cacher de la mort dans une tombe. À propos, 2 des garçons dans ce caveau ont finalement compris qu’ils étaient attirés l’un par l’autre et se sont, enfin, mis ensemble.
La Présentation est terminée. Sur un écran s'affiche la part de temps d’antenne que chacun a gagné dans cette épreuve. Il est compris entre 0 et 5. Il n’est pas précisé lesquelles de ces anecdotes sont fausses et lesquelles sont vraies.
OKSANA, elle a un bon résultat, pas mal de minutes. – Ces minutes, on peut les prendre à tout moment ? Je veux les utiliser maintenant, je les prends tout de suite. D’accord ?
OSKAR. – Oui, vas-y, raconte quelque chose qui "te rendra attachante... ou plutôt attirante..."
OKSANA. – Pour s’en servir, il suffit juste de dire "Je les utilise" ?
Alors, je les utilise. Je veux vous parler de ma fille. (Elle montre son ventre.) C’est hyper facile et à la fois infiniment difficile. J’imagine déjà son visage devant moi. Son front qui fait souvent comme ça (Elle mime une expression faciale.), ses boucles châtain... Et ses yeux, d'un vert incroyable. Comment je le sais déjà ? Son visage… C’est celui de son père. Son père qui n’existe plus depuis trois mois. Vous savez, ou pas, que mon pays est en guerre. Depuis que je suis née, c’est déjà la troisième guerre que mène contre nous cet empire qu’on appelle ironiquement "Mordor". Bref... Vous savez, ou pas, que les hommes de mon pays ne sont pas autorisés à franchir la frontière. À l'époque j’étais une grande féministe. Je pensais que les hommes devaient nous remercier de ne réclamer que l’égalité plutôt que d’appeler à la vengeance... Je plaisante… Depuis, j'ai changé d'avis. C’est ainsi. Le jour arrive où la guerre recommence. Ça veut dire que des missiles tombent dans ton jardin, des missiles et des bombes. Alors on décide de partir. On voyage longtemps. Très longtemps. Il y a ces trains, comme pendant la Seconde Guerre mondiale. On y est bourrés jusqu’au plafond. Des gares où parfois, les missiles tombent au milieu de la foule. Parfois, on conduit une voiture, trois jours sans dormir. Et enfin, on passe de l’autre côté. Et là, on comprend que, si on avait été de l’autre sexe, on nous aurait empêché de quitter le pays. L’égalité. Je ne suis plus une grande féministe. La guerre a tué en moi toute intention progressiste. Il est évident que l’Égalité est un mythe. Une escroquerie. Si tu es un homme, tu vas dans les tranchées. Mais, si tu es une femme, on t’en dispense. Pour quelle raison ? Parce que tu as un trou entre les jambes ? Et que tout un peloton te violera si tu es capturée ? Logique. Cohérent. Légitime. Raisonnable. Pourquoi quelqu'un se soucie-t-il à ce point de ton trou ? Parce que c’est par ce trou que tu peux produire de nouveaux guerriers. Logique. Cohérent. Légitime. Soit. Un homme s’est même déguisé en femme pour franchir la frontière, c’était aux informations. Un travesti malgré lui ! Soit, soit... Il était au front, mon bien-aimé. Imaginez-vous ce que "être au front" signifie ? Cinquante attaques par jour. Des "petits groupes d'assaut" : deux ou trois équipes de cinq personnes. D'un bosquet à un autre. Ce sont des kamikazes, ils chargent tout simplement. On dit que ce sont des kamikazes. Mais en vrai, y’a des gars avec des fusils derrière, qui les descendent s’ils reculent. Et mon bien-aimé, il les mitraille depuis sa tranchée, parce que s'ils arrivent jusqu’à mon bien-aimé, c’est fini. Et ça, d'octobre à février. Les tranchées sont inondées jusqu’aux genoux. De l'eau ? Pas que. Leur secteur était sur une décharge urbaine. Donc la boue était pleine de merdes, toutes les merdes produites par la civilisation. Et en hiver, il fait moins cinq la nuit, zéro le jour. Tout ça se transforme en une bouillie gelée, pas encore de la glace, mais c’est déjà l’enfer, le neuvième cercle, et mon bien-aimé reste là-dedans jusqu’aux genoux... Vous pensez qu’il était né pour ça ? Avant la guerre, il s'installait dans les cafés et les bars, comme tout le monde, il développait des applications. Il attachait ses cheveux bouclés en queue-de-cheval, et lui aussi, il plisse le front comme ça... (Elle mime.) Vous savez comment étaient ses doigts ? Il tapait sur les touches de son Mac comme sur celles d'un Steinway. Quand je suis revenue pour le voir, il avait déjà perdu 4 doigts. 40% des doigts de ses mains. À cause des engelures.
Nous nous sommes retrouvés. Il arrive qu’un homme obtienne une permission, un congé. Il arrive qu’après une tranchée remplie de boue de merdes, après une tranchée remplie de cette boue glacée, tranchées de l'enfer, ton bien-aimé te retrouve dans un lit chaud. Une blessure, c’est une chance, une chance au-delà de toute espérance. Coucher dans un lit chaud avec une femme qui est venue sous les bombes, parce que... parce qu’elle est femme, quoi... parce qu’elle peut franchir la frontière. Elle peut faire des allers-retours, alors pourquoi pas ? Cette femme conservait, protégeait le plaisir de son bien-aimé entre ses jambes. Tout ce temps-là. Et la voilà, aimant son bien-aimé, se rappelant pendant des mois ses doigts, ces doigts dont il ne reste plus que 60 %, ses cheveux bouclés en queue-de-cheval, ses pommettes, ses yeux incroyables. Elle vient à lui et l’étreint dans un lit chaud.
Cette femme lui apporte son corps, alors que lui, son bien-aimé, a déjà cessé d’être lui-même. Ses yeux vides, ses doigts bandés, son destin déjà tranché. Des mois de feu et de boue glacée derrière lui. L’odeur de la mort. Des centaines, des milliers d’ennemis tués par ces mêmes mains, des ennemis venus manger sa terre.
Ils savent tous les 2 qu’il n’existe plus. Et cette femme hurle sous lui, pour lui. Pour lui, qu’ils ont tué. Pour lui, qu’ils tueront encore. Et lui, son bien-aimé, se débat en elle. Après sa mort, avant sa mort.
Et elle comprend : la dernière chose qu’elle puisse faire, en tant que femme, en tant qu’être humain, en tant qu’amoureuse, en tant que citoyenne de ce pays, la dernière chose, c’est de transporter en elle, dans son utérus, le sperme de son bien-aimé, de le faire traverser la frontière, puisque lui, elle ne peut pas le faire sortir.
Ses doigts, ses pommettes, ses boucles. Elle serre son crâne rasé entre ses mains et elle hurle. Mon Dieu, comme c’est impitoyable…
L'homme meurt 2 mois après cette nuit. 3 mois qu'il n’est plus là. Voilà ce que je voulais vous dire.
Pause.
... Personne d'autre ne veut utiliser ses minutes maintenant ?
Personne ne veut pour le moment.
Je ne suis pas ici pour moi-même. Mais pour elle. Et pour lui. Pour ma fille et pour mon bien-aimé. Je dois réussir, encore une fois, à franchir encore une frontière.
Pause.
Deuxième tour : "Loterie"
Le téléphone sonne. Ashti s'approche et décroche. Elle écoute attentivement.
ASHTI. – Là-bas, il y a une urne avec des épreuves. Pour le prochain tour, il suffit de tirer un papier et de suivre les instructions. Ils ne se sont vraiment pas creusé la tête pour le design et le style de cette émission.
Tout le monde tire un papier et le déplie. Chacun le lit.
TÍTE. – J’ai le numéro 1.
OKSANA, en lisant son papier. – Non mais ils se foutent de moi !
TÍTE. – "Racontez une histoire à la personne qui aura tiré le numéro 5. Cette personne devra ensuite le présenter à votre place."
OSCAR. – Le numéro 5, c’est moi. "Écoutez, puis racontez à votre tour l’histoire de la personne qui a tiré le numéro 1". Sacré coup de bol ! (C'est de l'ironie.)
TÍTE. – Venir, toi suivre moi, je raconter pour toi.
Ils s’éloignent vers un coin de la scène.
ASHTI. – Mon devoir… J’avoue que j’ai presque honte de le dire à haute voix. Composer un mythe sur la naissance de la Terre, intégrant des éléments issus des mythologies de différents peuples. "Un mythe qui expliquerait l’imagination humaine à des extraterrestres". Quelqu’un a parlé de bol, ici ?.. Bon. Je vais me préparer.
Elle s’éloigne aussi. Mais tous restent sur scène, juste un peu en retrait.
2.
EMMA. – Je suppose que c’est à moi : j’ai le numéro 2. "Racontez ce qui a bouleversé votre vie". Je peux le faire sans préparation. Ce qui a bouleversé ma vie s’est passé en Inde.
MERAN. – Bi-i-i-ip ! On n’a pas le droit de nommer les pays.
EMMA. – D’accord. Désolée. C’était sur cette pointe triangulaire de terre, celle qui te fait penser qu’il y a un dieu. Peut-être que le reste sur Terre est né un peu par hasard, mais cet endroit… Même sur une carte, ça saute aux yeux. J’étais debout là, au bord du triangle, et je regardais l’ouest. Droit vers l’ouest, sans cligner des yeux. Le soleil s’y couchait. Vers l’ouest et vers l’océan. Et je pensais : mais pourquoi ? Pourquoi font-ils ça à la Terre ? C’est une pensée banale, non ? En fait, la Terre n’est vraiment belle que dans les films de science-fiction. Et nous savons très bien que dans ces films, la Terre finit toujours par être détruite. Pourquoi font-ils ça ?.. Peut-être bien que seule l’humanité disparaîtra, elle s’autodétruira enfin, et que la vie, le vivant, lui survivra encore quelques milliers, quelques dizaines de milliers d’années… Encore une pensée banale. Oui. Le projet "humain" est étrange. Et ce projet semble proche de sa fin. Je m’égare… Mais la vie sauvage, elle est… Vous connaissez les écureuils des palmiers ? Ils courent à la verticale sur les troncs comme sur des mâts, de haut en bas, comme s’ils reliaient le ciel à la terre. C’est leur rôle, on dirait. Ils sont comme des particules d’électricité. Ils ont des petites rayures sur le dos. D’après la légende, c’est Shiva qui les a caressés en signe de gratitude après qu’ils l’ont aidé à construire un pont vers une île. Les rayures sont restées... Je me demande comment les petits écureuils ont pu aider Shiva à construire un pont. Ils l'ont peut-être inspiré. Ils savent bien inspirer, c’est sûr. Une fois, j’ai vu là-bas l’éclosion des fourmis volantes. C’était une liturgie d’une heure. Une fois par an, pendant une heure, l’air est rempli de fantômes, de fourmis volantes. C’est si dense qu’on peine à respirer. C'est un peu écœurant, et pourtant, féerique. Tous les locaux savent quand ce moment arrive. C’est une heure enchantée. Il faut l’accueillir en silence, éteindre les lumières et retenir son souffle. Ensuite, les fantômes ailés s’évanouissent. Le ciel les recueille. Magique. C’est de la magie.
Désolée, il fallait juste que je raconte à quel point tout avait été magnifique avant que tout ne s’écroule pour moi. J’étais en exil, parce que mon pays à moi… mais ne parlons pas de mon pays. Sinon c’est "bi-i-i-ip". Mon pays à moi est noir. J’étais déjà en exil, depuis une infinité d’années, à Istanbul, à Tbilissi, à Tiflis, à Constantinople…
MERAN. – Bi-i-i-ip !
EMMA. – …Par-ci, par-là... Par-ci, par-là... Juste des noms illusoires. Des villes illusoires. Vous n’allez tout de même pas affirmer que cet absurdité est le réel ? En exil, toujours en exil, quand j’avais de la chance, je travaillais comme serveuse. Et puis, après avoir mis de côté, j’ai pu m’inscrire à une formation de yoga. En ligne. J’ai économisé, j’ai terminé les cours, j’ai encore économisé, et là j’y suis allée. Là-bas. Je suis allée sur ce triangle de terre, où, à chaque coucher du soleil, on assiste à ce spectacle assis sur du sable. Celui qui était autrefois le fond de l’océan. On rejoue ce rituel du soleil. Comme si c’était notre raison d’être. Seul parmi d’autres étrangers silencieux. Eux aussi regardent le coucher du soleil. Eux aussi regardent l’ouest. Eux aussi, ils tournent en boucle cette pensée banale : pourquoi ? Pourquoi détruire ce qui est si beau ? Pourquoi le tuer ? Certains sont en posture sur la tête, d’autres en guerrier… Et sur le sable tassé il y a ces minuscules coquilles de mollusques, doubles, qui ressemblent à des ailes d’anges calcifiées. Et voilà.
MERAN. – C’est long.
EMMA. – Il me reste deux minutes de mon temps. Deux minutes pour finir mon histoire. Tout s’est écroulé très vite. Je faisais du yoga sur le sable tassé, celui qui était autrefois le fond de l’océan, en anglais, à prix libre. Il y avait un petit panneau avec mes coordonnées et une boîte pour les pièces. On était en posture du chien tête en bas. Ils ont traversé le groupe et m’ont attrapée par le col, comme ça, vers l’arrière. C’étaient des racketteurs ordinaires. Il fallait juste "payer pour le terrain". Je ne savais pas. Ils "géraient" cette plage. La mafia russe. Dans une impunité absolue. La mafia russe.
MERAN et OKSANA. – Bi-i-i-ip.
EMMA. – En Inde.
MERAN. – Bi-i-i-ip.
EMMA. – La mondialisation ! J’aurais dû tout leur donner. Mais ils parlaient russe et moi, je leur ai répondu en russe.
OKSANA. – Bi-i-i-ip. Bi-i-i-ip.
EMMA. – Une erreur fatale. Quand ils ont compris que je venais de Russie…
OKSANA. – Bi-i-i-ip.
EMMA. – Quand lui a compris. Que, moi aussi, comme lui, je venais de Russie…
OKSANA. – Bi-i-i-ip.
EMMA. – "Emma Verechaguina ? Tiens donc. C’est donc comme ça qu’elle s’appelle, ma nouvelle fiancée." Avec son sarcasme de mauvais goût caractéristique. Voilà. Quand il a su que je venais de Russie, il m’a prise à la gorge pour toujours. Il était le chef mafieux russe à Goa.
OKSANA. – Bi-i-i-ip, bi-i-i-ip, bi-i-i-ip.
MERAN. – Tu ne ressembles pas à une Russe.
EMMA. – Je ne suis pas russe. Je viens juste de Russie. Je suis d’une autre nationalité. L’une des cent ou deux cents que la Russie maintient en esclavage à l’intérieur d’elle-même.
ASHTI. – Un esclavage de luxe.
EMMA. – J’ai peu de temps pour raconter. Imaginez tous les clichés des films sur la mafia, multipliez-les. Rien ne l’arrêtait. Il avait un pouvoir sans limite sur ce bout de paradis, sur ce morceau de l’État de Goa. Bi-i-i-ip, bi-i-i-ip, bi-i-i-ip. Désolée. Désolée. Désolée. Si vous saviez quel homme terrifiant c’était. Si ceux qui avaient affaire à lui avaient su. Je l’accompagnais parfois à des rendez-vous dans des restaurants. Et j’avais envie de hurler, de glisser un mot, trouver un moyen de prévenir. Vous connaissez ce cliché dans les vieux films où la mafia coule les gens dans le ciment, parfois encore vivants, pour qu’on ne les retrouve jamais ? Pas besoin de ciment. Ils les jetaient vivants dans l’océan, la nuit. C’était facile. C’est comme pêcher à l’envers. Une fois, j’ai essayé de m’enfuir. En vain, bien sûr. Pour me donner une leçon, il m’a prise sur un bateau. Je l’ai vu de mes propres yeux noyer deux personnes de cette façon. Des gens qui, peut-être, lui avaient manqué de respect, je ne sais pas. Ce sont de très beaux bateaux. On aurait dit des gondoles, des gondoles locales avec une lanterne à la proue. Et puis ils ont jeté le premier, vivant, avec un poids attaché aux pieds. Il y a eu un bruit sourd, ordinaire et le noir. Noir devant, noir derrière, la lanterne qui brille à la proue, la barque qui tangue. Et je comprenais que le pauvre vivait encore là-dessous en avalant de l’eau. Une minute, peut-être deux. Et il ne vit plus. Et puis ils ont jeté l’autre. Jusqu'à la fin, je ne savais pas si je serais la troisième. Peut-être que lui-même ne l'a su qu'à la dernière minute.
Et après cette leçon, il m’a baisée avec un taser. Partout où on est censé baiser. Pour bien "fixer les choses". Et le lendemain, il a été si tendre. Il savait être si tendre après ça. Il me couvrait de salive. J’avais du sang qui coulait de partout, et lui versait sa salive sur moi. Échange de fluides, quoi. Vous savez comment il s’appelait ? Son surnom ? Son pseudo ? "Empereur".
Vous savez, avant ça, je pensais que si les gens émigrent, c’est sûrement parce que quelque chose les dérange dans l’organisation politique ou sociale de leur pays, non ? Je pensais que si ça leur convenait, toute cette horreur, alors pourquoi seraient-ils partis ? Mais avec lui, j’ai compris. Ils voient les choses d’un tout autre œil. Lui, l’Empereur, se considérait comme un émissaire de la patrie. Il pensait que la patrie devait être partout. Que l’Empire ne devait s’arrêter nulle part, ni dans l’espace, ni dans le temps. La Russie noire à Goa. Il barbouillait le paradis avec la noirceur russe. Il effaçait les frontières.
OSCAR, de retour. – Cela va de soi. Les impérialistes poursuivent un objectif suprême, imperium sacrum, qui transcende la politique immédiate et les frontières territoriales. Où que vous vous trouviez, ils vous feront mettre au garde-à-vous.
EMMA. – Oui, impérialistes et empereurs. La peur, la violence pour les subordonnés, les pots-de-vin pour les supérieurs. Et voilà qu’il a le monopole, le monopole de la terreur. Et ici, il était tel un ambassadeur de l’Empire. Tel Alexandre, le Grand Russe à Goa. Ils sont les messagers de la Russie. Bi-i-i-ip, bi-i-i-ip, bi-i-i-ip, bi-i-i-ip, bi-i-i-ip. Ils ne s’arrêteront nulle part. Ils sont l’avant-garde du mal. Je pense que mon temps est écoulé. L'avant-garde du mal a été en moi si souvent, par la chair, par le taser, partout, que j’ai fini par me détester. De l’intérieur comme de l’extérieur. Chaque cellule de mon corps a été souillée par lui.
OKSANA.– Si vous vous détestez à ce point, pourquoi vouloir encore rejoindre un monde meilleur ?
EMMA. – C’est ça qui a bouleversé ma vie. C’est ça qui l’a bouleversée.
TÍTE. – Et comment vous sauver vous ?
EMMA, ne répondant pas. – Vous savez ce qui est drôle ? L’Amérique, elle est exactement aux antipodes de ce triangle de terre. C’est ça qui m’attire. Littéralement le point opposé. On ne peut pas fuir plus loin sur une seule planète.
[...]
(terminée en résidence à La Chartreuse- Villeneuve lez Avignon - avril 2025)
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À Youri Boutoussov, à jamais.
DRAME
EN 4 TOURS
PERSONNAGES
ASHTI
EMMA
MÉRAN
OKSANA
OSCAR
TÍTE
Dans des conditions de faible luminosité ou d’obscurité absolue, les caméras peuvent utiliser l’imagerie infrarouge. La lumière infrarouge est invisible à l'œil humain mais détectable par des capteurs spécifiques. Cela permet ainsi d’obtenir une image claire, même dans les ténèbres.
Esther Bol - février 2025
Esther Bol (Assia Volochina)
Avant fin de février 2022, Assia Volochina vivait à Saint-Pétersbourg. Après l'invasion à grande échelle de l'Ukraine par la Russie, elle a quitté la Russie définitivement et a reçu la citoyenneté israélienne.
Dramaturge. Diplômée de l'Institut d'État russe des arts du spectacle (2013). Environ 50 productions ont été réalisées en Russie à partir de ses pièces et de ses textes (y compris au Théâtre d'art de Moscou, au Théâtre Alexandrinsky, au Théâtre Dramatique Bolchoï de Saint Petersbourg et au Théâtre de la Taganka). Mais après ses violentes prises de position contre la guerre, son nom a été retiré du répertoire de la plupart des théâtres.
Par ailleurs, des performances basées sur ses pièces ont été créées en Pologne, en Lituanie, Lettonie, Estonie, République Tchèque, Moldavie, Israël et en Uruguay.
Ses pièces ont été traduites en français, anglais, polonais, espagnol, lituanien, tchèque, roumain ou encore en hébreu ; Elles ont été publiées dans des almanachs et des magazines littéraires, et éditées dans un recueil de pièces de l'auteur nommé "The Chorus is Perishing". A la veille de la guerre, Assia Volochina a été nominée pour la récompense la plus prestigieuse du théâtre russe, le GOLDEN MASK.
Six mois après le début de la guerre, elle termine la pièce CRIME, qu'elle considère désormais comme sa pièce majeure. La pièce a été mise en scène en République Tchèque et au Monténégro, traduite et publiée dans les revues "Critical Stages" (en anglais) et "Svet a divadlo" (en tchèque).
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