TRADUCTION PUBLIEE

 

ELENA GREMINA et MIKHAIL OUGAROV

Une heure et dix-huit minutes

traduction Tania Moguilevskaia, Gilles Morel


Ont participé à la collecte du matériau documentaire :
Ekatrina Bondarenko, Anastassia Patlaï, Zocia Radkevitch.

Sont utilisés dans cette pièce :
– Carnets et lettres de Sergueï Magnitski ;
– Matériaux fournis par Natalia Magnitskaïa, Tatiana Roudenko ;
– Rapport de la Commission publique d’observation des droits de l’homme dans les lieux de détention forcée (président Valéri Bortchev) ;
– Matériaux fournis par Dmitri Mouratov (Novaïa Gazeta), Valéri Bortchev, Olga Romanova, Evguénia Albats (The New Times), Zoïa Svetova.
Remerciements pour leur aide à Marina Tokareva, critique de théâtre, et Andreï Moltchanov, médecin.



Extrait du texte

Avant-propos du metteur en scène Mikhaïl Ougarov (à lire à la salle)
Une heure et dix-huit minutes, c’est le temps qu’un homme a mis à mourir, étendu sur le sol. Pieds et poings liés, on lui a sciemment refusé toute assistance médicale.
Alors voilà la question qui se pose: quand un homme en le son uniforme de procureur, sa blouse blanche de médecin ou sa robe du juge, perd-il aussitôt toute humanité ?
Dans le cas qui nous concerne, il est évident que ces gens ont déserté le camp de l’humanité en en lant leur « salopette de boulot ». Sur le plateau viendront ceux qui se sont rendus coupables de la mort du héros: les juges d’instruction, les juges du tribunal, les surveillants et les médecins de prison. Et nous leur attribuerons à chacun un monologue.
Nous citerons leurs vrais noms et prénoms. Nous leur donnons ainsi la possibilité de venir dans notre théâtre pour se voir tels qu’ils sont. Ces gens jugent d’autres gens, et nous, c’est eux que nous allons juger.



ACTE UN

RUBRIQUE UN

LA MERE

LE PREMIER ACTEUR, à la salle — Regardez la notice d'instructions du spectacle. Rubrique un. (Il attend que les spectateurs aient fini de lire la notice.)

NOTICE D’INSTRUCTIONS :
Natalia Nikolaevna Magnitskaia. Interview donnée à la radio Echo de Moscou.


LA MERE. – À la morgue, quand j’ai soulevé le drap, j’ai aperçu des écorchures sur sa main gauche. Et des bleus sur les jointures des doigts, la peau était arrachée. Je ne sais pas si le rapport d’examen du corps aurait dû le mentionner et décrire tout ça. Je ne sais pas quelle était la cause de ses mains écorchées. Avec qui il s’était battu, je ne le sais pas.
Je veux d’abord remercier ceux qui l’ont connu et qui ont partagé notre peine.
Et je veux accuser le Juge d’Instruction Siltchenko et le Procureur Brourov, qui pendant la dernière séance du tribunal, simplement consacrée à la question de la prolongation de onze jours de sa détention, l’ont acculé à une véritable crise de nerfs. Je n’ai jamais vu mon fils dans un état pareil. Ils se sont conduits d'une manière carrément cynique. Le Procureur passait son temps à débiter à haute voix des histoires drôles. Et pendant les pauses, il éclatait carrément de rire. Quand Sergueï lui posait des questions concrètes, le Procureur lui répondait : « Vous n’avez qu'à consulter le Code Pénal ». Et toute la participation du Juge d’Instruction se réduisait à dire : « Je soutiens ». Le Procureur marmonnait quelque chose, et lui, il disait : « Je soutiens ». La Juge n’écoutait même pas jusqu’au bout ce qu’il disait, elle annonçait aussitôt ses décisions. Et quand, à la fin de l’audition, mon fils a demandé qu’on lui remette le compte-rendu de séance, la Juge Stachina lui a ostensiblement tourné le dos avant de lancer entre ses dents, par dessus son épaule : « Le temps de vos requêtes est aujourd’hui expiré ».
Par ailleurs, j’accuse le directeur et les médecins de la prison Matrosskaïa Tichina. Des soins urgents étaient programmés, il était programmé qu’on prépare mon fils pour une opération. Et au lieu de ça, ils l'ont transféré à la prison Boutyrka où les conditions n'étaient pas du tout réunies pour ça. Nous lui avons transmis des médicaments. Ces médicaments ne lui ont pas été remis. J’ai eu un rendez-vous avec la médecin. C’était le 1er octobre. La médecin m’a dit : « Mais non, voyons, c’est impossible. Je vais immédiatement me renseigner ». Elle est partie quelque part, elle est revenue et elle m’a dit : « Vous nous excuserez, nous ne les avons pas transmis dans la bonne cellule ». Autre chose encore, était-ce si difficile de lui remettre des affaires chaudes pour qu'il ne tombe pas malade ? Il demandait des choses élémentaires. Il ne demandait pas qu’on nettoie la cuvette après lui, qu’on fasse le ménage dans sa cellule. Il nous a demandé de lui apporter une petite brosse pour nettoyer la cuvette, une petite pelle et des sacs poubelles. Ils ont dit que ça aussi, c’était interdit. Et maintenant ils affirment qu’il ne s’est jamais plaint.
Il s’est plaint.
Au cours d’une des séances au tribunal, il s’est plaint que...
Les jours où on l’emmenait au tribunal pour audition on ne leur donnait pas de repas chaud. Il a demandé un verre d’eau chaude. Un verre d’eau bouillante. Le Juge Krivoroutchko a dit : « Je ne dispose d'aucun certificat attestant que vous avez besoin d’une alimentation particulière ». Mais en quoi s’agit-il d’une alimentation particulière, donner à une personne un verre d’eau bouillante pour qu’il puisse préparer les nouilles ou la purée déshydratée qu’on lui a fournies en guise de casse-croûte ?
Son procès, il n’a jamais eu lieu. Ils l’ont tout simplement liquidé, avec méthode. Alors que si un procès avait eu lieu, un juge consciencieux aurait pu être présent, peut-être, et il aurait entendu ce qu’il y avait à entendre...

[...]

RUBRIQUE TROIS

LE JUGE SILTCHENKO


LE PREMIER ACTEUR, à la salle — Rubrique trois ! (Il attend.)

NOTICE D'INSTRUCTION : Oleg Siltchenko. Il a dirigé l’instruction pénale intentée contre Sergueï Magnitski. Il est personnellement responsable d’avoir exercé des pressions sur Magnitski et d’avoir organisé des conditions de détention relevant de la torture. Pendant les douze mois qu’a duré la détention, le juge d’instruction Siltchenko lui a refusé tout examen médical et tout soin, ce qui a fini par provoquer la mort de Magnitski.

LE JUGE SILTCHENKO — Attendez, c’est vous qui déconnez en distribuant des pots-de-vin! Vous déconnez en lant de l’argent à droite et à gauche! C’est quand même de leur faute! S’ils sont en prison, c’est de leur faute! Et les familles! Vous êtes les premiers à re ler votre argent, et du coup vous croyez que tout s’achète ? C’est comme ça, un peu d’eau chaude coûte plus cher au tribunal Tverskoï qu’au tribunal Taganski! Je ne sais pas pourquoi. C’est une sorte de taxe...
Tu veux l’eau chaude au robinet ? Des journaux dans la cellule, la télévision? Un téléphone portable? Des visites? Pas de problème, tu veux peut-être aussi qu’on fasse venir ta femme, et puis qu’on te donne une carte SIM. Téléphone, repas... et puis quoi encore !? En fait, voilà ! L’instruction n’a rien à voir avec ce qui peut se passer ici! (À la salle.) La place d’un voleur, c’est en prison, des objections ?
Rien n’a capoté dans la procédure, c’est clair ? RIEN. Pourquoi il n’a pas eu de procès ? Parce qu’il se moquait de nous, c’est lui qui a fait capoter l’affaire !
(Il écoute un interlocuteur invisible.) Non, s’il vous plaît! Me faites pas rire les genoux !
(Il écoute.) Comment ça, pas coupable ? Écoutez, il était avocat d’affaires auprès de voleurs. Des businessmen comme ils se font appeler. C’est écrit «businessman», mais c’est «voleur» qu’il faut lire. Vous avez vu le nombre de petits zéros qui figurent sur leurs fiches de paie ? Me faites pas rire. Qu’est-ce que vous croyez que ça veut dire, un juriste sous contrat ?
(Il écoute.) Me faites pas rire.
(Agressif.) Vaut mieux ne pas me faire rire ! Dans ce cas-là, moi aussi je suis sous contrat. Et si lui, il n’est pas coupable, de quoi je serais coupable, moi ?
C’est ça! Et maintenant Magnitski, c’est une sorte de héros du labeur capitaliste et même plus que ça: un rayon de soleil dans la Russie barbare... Les conditions de détention dans les maisons d’arrêt sont terri antes, oui. Parce que les conditions de travail, elles sont comment ? Douces comme le pain d’épice ?
Fermez vos gueules, ça pue, tous ces salauds vendent ma patrie aux étrangers.
(À la salle.) Toi, c’est combien ton salaire ?
Et le mien?
Voulez pas que je parle de mon salaire ?
Quoi ? Tu sais tous les à-côtés qu’on nous glisse sous la table ?!
(Menaçant.) D’accord, t’as gagné! C’est une condamnation pour calomnie que tu cherches ?
Il n’a pas coopéré avec l’instruction. Il avait des douleurs, qu’il disait. Si vraiment il en avait eu, des douleurs, eh bien il aurait coopéré. Mais pas lui. Et ça, c’est pas correct! Il devait coopérer! Un dossier sur cinq milliards, c’est une grosse affaire ! Pour tout le monde. Et pour lui, en dé nitive. Au lieu de ça, voici ce qu’il écrit !
(Il feuillette une liasse de papiers.) Des plaintes.
«Les nouveaux détenus ne sont pas immédiatement placés en cellules. »
«Le 14.09.09, on m’a refusé de l’eau bouillante. Le 13.09.09, on m’a refusé de l’eau bouillante. »
«On entasse soixante-dix personnes à la fois dans la cellule de tri, vingt mètres carrés sans fenêtres, beaucoup fument. Impossible de respirer. Dans les cellules, il y a des toilettes mais rien ne les isole. »
«L’écart entre deux repas chauds peut durer trente-huit heures. Le 14.09.09, je l’ai signalé au juge Krivoroutchko et j’ai demandé qu’on m’accorde la possibilité d’avoir un repas chaud avant le début de l’audition, mais le juge a refusé: cela n’entre pas dans les prérogatives du tribunal. J’ai alors demandé qu’on me fournisse un peu d’eau bouillante pour que je puisse au moins me préparer du thé. On a refusé de me fournir de l’eau bouillante. En dé nitive, je n’ai eu aucun accès à de l’eau potable.
Pendant ma détention à la prison Boutyrskaïa, on m’a emmené quatre fois au tribunal pour audition, et chacune de ces sorties a été l’occasion de mauvais traitements relevant de la torture. »
(Il rit.) Quarante-quatre pages comme ça! Putain, mais c’est pour la Cour européenne de Strasbourg qu’il a accumulé tout ça !
Putain, il croyait pouvoir s’en sortir comme ça !
(Il reprend la lecture des plaintes.) « J’ai déposé ma plainte et, le jour même, on m’a transféré dans la cellule 59 où les conditions étaient encore pires. Sensiblement en dessous de la norme sanitaire en vigueur: sept mètres carrés par personne, selon la recommandation du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants. »
Mais, dans ce cas, pourquoi est-ce que personne ne parle de l’état des locaux attribués aux surveillants ? Quand il y a à peine deux ou trois mètres carrés par agent? On s’apitoie sur les voleurs, mais jamais sur nous ? Nous aussi, on est des hommes. Mais personne ne pense à nous. On s’en souvient uniquement en cas de problèmes majeurs. Et c’est souvent pour nous jeter en pâture.
Et en plus, il s’est plaint que son état de santé empirait ! Pourtant il en manquait pas de santé quand il s’agissait de s’adonner à ses activités criminelles. Les Magnitski et consorts, c’est avant qu’ils devaient évaluer leur endurance. Avis personnel.
Et allez, encore dix plaintes. Un vrai frappadingue, non ?
«Dans toutes les cellules, les toilettes sont un simple trou, avec une cuvette à même le sol. Ces cuvettes en ciment sont tellement sales qu’on a peur rien qu’en les voyant. On ne fournit pas de brosse pour les nettoyer. On n’en trouve pas non plus à la cantine de la prison Boutyrka. Si on est arrivés à nettoyer la cuvette dans la cellule 267, dans les autres on n’a jamais réussi. »
Non mais il plaisante ou quoi ?
« Il n’y a aucune séparation entre les toilettes et la cellule. Nous sommes obligés de suspendre les draps qu’on nous a fournis. Après quoi, nous ne pouvons plus les utiliser. »
Il plaisante ? Il plaisante !?
«Les rats courent librement dans les canalisations. Dans les cellules 59 et 61, la distance entre les toilettes et les lits est de moins d’un mètre. Dans la cellule 59, il n’y a pas de vitre. Dans la cellule 61, il n’y a même pas de cadre à la fenêtre. À cause du froid, nous devons dormir tout habillés. »
Comment voulez-vous qu’on accepte ce genre de plaisanteries ? Eh bien, on lui répond !
Et notre réponse a été à la hauteur !
(Il lit sa réponse.) «Je porte à votre connaissance que votre requête du 19 août 2009 dans l’intérêt du prévenu Magnitski S. L. dans laquelle vous demandez au juge d’instruction qu’il s’adresse au chef du FBU IZ-77/2 de la Direction du service fédéral d’application des peines pour la ville de Moscou a n qu’il procède à l’organisation d’un examen par ultrasons de la région abdominale du prévenu incarcéré Magnitski S. L. a été instruite.
Le 31 août 2009, un arrêté a stipulé le rejet complet de cette requête. La législation en vigueur n’impose au juge d’instruction aucune obligation de contrôler l’état de santé des suspects incarcérés. »
Et voilà !
(Avec sincérité.) Vous savez, s’il avait vraiment souffert du ventre, il aurait négocié. Mais pas lui: ça ne se fait pas, qu’il disait, un juriste ne peut en aucun cas témoigner contre son client...
Dieu merci, dans notre pays, un juriste est un homme comme les autres. Il est libre de faire n’importe quelle déposition. Suffit de ne pas être con. Et si t’es con...
Et maintenant, voilà qu’ils nous tombent tous dessus : vous l’avez assassiné...
(Après un silence.) Ce que je pense vraiment de tout ça ?

(Il se tait.)

[...]


 
septembre











Pièce documentaire
en 2 actes
et 11 rubriques



Personnages

LA MERE
LE JUGE KRIVOROUTCHKO
LE JUGE SILTCHENKO
LA DOCTEURE GAOUS
LA JEUNE FILLE DANS L'AMBULANCE
L'AIDE MEDECIN
LA JUGE STACHINA
LE PREMIER ACTEUR













gremina

Eléna Gremina, Moscou 2009





ougarov

Le 10 décembre 2011, Mikhaïl Ougarov
reçoit pour cette création
le prix "Défense des Droits de L'Homme"
catégorie" Art et Culture 2011"
du GROUPE HELSINKI MOSCOU.



















La presse française
SERGUEI MAGNITSKI, LE MORT
QUI FAIT TREMBLER LE KREMLIN
Bientôt, Sergueï Magnitski tombe gravement malade, une méchante pancréatite. Un médecin prescrit des ultrasons et une opération. Pour éviter de le soigner, on le change de prison, pour la pire, Boutyrka, qui ne dispose pas d'équipement médical adéquat. On ne lui donne pas ses médicaments. Il perd 20 kilos et se tord de douleur toute la journée. Il refuse toujours de retirer son témoignage. Au contraire, en octobre 2009, après onze mois de prison préventive, il trouve la force de rédiger une note plus accablante que les précédentes. Du coup, ses conditions de détentions empirent encore. Un mois plus tard, alors qu'il est mourant, on le transfère enfin dans un établissement où il pourrait être soigné. Mais, à son arrivée, un médecin le fait saisir par huit gardes, qui le battent puis l'enferment, menotté, dans une pièce minuscule, où une heure et dix-huit minutes plus tard son coeur s'arrête. « Une heure et dix-huit minutes » est le titre de la magnifique pièce de Mikhaïl Ougarov consacrée à la mort de Sergueï Magnitski..
Vincent Jauvert - Nouvel Observateur - 25.08.11

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La presse russe
C’est dans un sous-sol de la rue Trekhproudni que le théâtre russe défend sa dignité. (…) La compassion universelle dont les Russes pouvaient, selon Dostoïevski, être fiers, n’est plus à ce jour une qualité inhérente aux grandes scènes théâtrales russes. La liberté de conscience ne peut aujourd’hui être garantie qu’à la condition de refuser les subventions d’Etat. Le spectacle Une heure et dix-huit minutes a été produit avec les propres ressouces du Teatr.doc.
(…) Le vote protestataire qui se déroule dans ce petit théâtre moscovite constitue un phénomène sans précédent.
Marina Tokareva - Novaia Gazeta - 07.06.10



 
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