TRADUCTION MISE A DISPOSITION SUR COMMANDE

 

YURI KLAVDIEV

Moi mitrailleur

traduction Sophie Gindt


Extrait du texte

Le gars. D'un côté, ça paraissait simple – juste y penser et le faire. Traverser la moitié de la ville et se reposer. Louer tout simplement une maison sur une base touristique, prendre une bière dans le frigo, vous voyez, quoi ... Les pins, la forêt ... deux ans que j'y étais pas allé dans la forêt. Les fois où on a emmené des types pour y travailler, ça compte pas, bien sûr ... La vie est dure, moi je vous le dis ... Il faut se reposer, sinon constamment, c’est comme une mouche sur la vitre d'un autobus ... Vous avez déjà vu ? Bien sûr, vous avez vu ça ... Elle monte, elle descend, elle monte, elle descend ... Et comme ça tant qu'elle a pas trouvé la sortie. Ou que quelqu'un l'écrabouille...

Pause

J'étais jamais allé sur cette base. Mais on s'en fout, c'est toujours la même chose, la seule différence, c'est le prix de la téquila au bar. Le principal, c'est qu'il y ait du soleil (il sourit) et pas la guerre. (Une pause, il se passe la main sur la figure, comme s'il était très fatigué). J'ai été brûlé au point de devenir méconnaissable et ma boite crânienne a craqué quand mes souvenirs bouillonnants se sont arrachés de ce monde, essayant désespérément de s' accrocher à cet autre.

Pause. Crépitement d'un feu de forêt.

Ne pas rêver même à la mort – là-bas, où nous étions lui et moi, il n'y avait pas le plus petit morceau de terre. Des débris, des cartouches, des douilles écrasées... Je l'ai poussé de côté, vers la mer, et il a dégueulé dans mon dos, parce que ses poumons étaient cramés et il avait encore quelques minutes à vivre, et ça, c'est beaucoup, quand on souffre. Qui me dira quelle heure il est ? Rappelez-vous.

Pause. Silence.

C'est à ce moment qu'il est mort. A-t-on le temps de faire beaucoup de choses à un moment pareil ? Lui, il a eu le temps de terminer sa vie entière ...C'est vrai qu'il était pas vieux, il savait pas grand- chose, ... Il se cramponnait à mon épaule, il avait perdu son casque, une balle folle lui avait arraché une oreille, ses cheveux étaient plein de sang et d'huile ... des bombes et des projectiles volaient tout autour, des avions tombaient droit sur nous, des tirs volaient de la mer, comme si la mer elle-même rejetait la mort vers nous...

Pause. Soudain, des bruits de combat terrible, puis le silence.

Je pense souvent à mon grand-père. L'été, il aimait s'asseoir sur le balcon et regarder en bas, le court de tennis où des gamins jouaient au foot. Parfois, il relevait la tête et fixait longuement la couronne d'un énorme peuplier qui avait poussé juste en face de notre fenêtre. Il restait pratiquement plus rien de son visage, mais il avait rien de terrifiant, vous comprenez ? Même la première fois que je l'ai vu, j'ai pas eu peur. Il savait sourire de tout son corps, de tout lui-même, vous comprenez, hein ? De tout ce qui l’entourait. Il aimait vivre – sans doute parce qu'il avait bossé presque toute sa vie. Il était au courant, bien sûr, comme ils l'étaient là-bas, du temps des communistes – tu bosses, tu bosses toute ta vie et après, la retraite. Simplement, il lisait plus jamais les journaux. Il pouvait plus les voir (après une pause, l'air égaré). Parce que quand on m'a presque coupé en deux, il a fallu me fourrer un journal chiffonné dans la blessure. Et cette «feuille de Combat» s'est toute détrempée et le papier s'est déchiqueté dans la blessure, et l'encre typographique, c'est un poison terrible, ça, je le savais et j'ai pensé alors – qu'est-ce qui va m'arriver ? En fait, jusqu'à ce que la mort arrive, mon bide pouvait plus se détendre à cause de cette putain de douleur parce que… Mais bon, voilà. Le journal.

Pause.

Il s’est passé un truc … avec les potes, on est allés au ciné, et là-bas, Denis, il était déjà bien bourré, il a posé ses groles sur le siège devant – il faisait toujours comme ça, mais là, des mecs sont arrivés et ont dit : écoute, ils ont dit, p’tit gars, tu ôtes tes pieds de là, ici les gens s'assoient, mais Denis, il leur a dit – foutez le camp, putain, posez vos culs où vous voulez, mais ici, y a mes groles … Et après, je me souviens plus de rien, tout s’est mis à briller autour, les marches, le velours, le revêtement en plâtre, la porte … Je me suis tiré de là, mes jambes par terre étaient comme deux vers de terre dans un bec d'oiseau …

Bref, concrètement, ils nous ont massacrés, ils m'ont cassé le bras, à Denis la mâchoire et ils lui ont fait quelque chose à un oeil, après il a cessé d'y voir clair. (…)

Mon grand-père m'a beaucoup parlé de la guerre,. Il était mitrailleur, il a failli se faire tuer à Moonzund – dieu sait où c'est. On a voulu le crâmer, mais il a survécu. Soit il a pas crâmé complètement, soit les allemands, quand ils ont voulu l’achever, ils ont raté leur coup. Je pense souvent à lui. Surtout quand des affaires sérieuses se pointent.

Pause. Bruit de ressac.

Je me suis écroulé sur le sable. Pour me reposer. A côté, la mitrailleuse surchauffée s’est écroulée aussi. Pour se reposer. J'ai posé mon menton sur mes mains croisées et j'ai regardé l'eau – là-bas notre chalutier pilonnait un torpilleur, comme ça, il y avait quelque chose à regarder… Je pouvais absolument pas les aider, j'étais trop fatigué, je râlais, et je n'avais même pas la force de pousser la mitrailleuse dans l'eau pour qu’elle refroidisse plus vite. Les gens sautaient par-dessus bord – les nôtres, et les allemands. Ca brûlait horriblement.




Texte traduit avec le soutien de la Maison Antoine Vitez, Centre international de la traduction théâtrale


 

Monologue

Personnage

UN GARS DE 20/30 ANS

 

 










 

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