TRADUCTION PUBLIEE

 

IVAN VIRIPAEV

La ligne solaire

traduction Tania Moguilevskaia, Gilles Morel



Extrait du texte

Scène 1

Cuisine dans l'appartement des époux Werner et Barbara Soleiline. Werner se tient devant la fenêtre, Barbara est asssise à la table.

Long silence.


WERNER. – Au cours de ce printemps.
BARBARA. – Au cours de ce printemps ?!
WERNER. – Oui, au cours de ce printemps.

Silence.

BARBARA. – Je ne comprends pas, que tu espères encore aboutir à un résultat positif, Werner ?
WERNER. – Il est déjà cinq heures du matin, Barbara.
BARBARA. – Je vois l'horloge, elle est au mur, tout est en ordre.
WERNER. – Ahah ! Tu dis que tout est en ordre ?
BARBARA. – Je dis « tout est en ordre » en pensant au fait que je vois notre horloge au mur et que je vois qu'il est maintenant cinq heures du matin, c'est dans ce sens que, pour moi, tout est en ordre.
WERNER. – Excellent. S'il y a au moins chez nous de l'ordre dans quelque chose, nique ta mère. Cinq heures du matin, et toi et moi avons enfin abouti à une quelconque compréhension mutuelle, putain, au moins sur le fait qu'il est maintenant cinq heures du matin. Et alors, quoi, Barbara ?! Et alors, quoi ?!
BARBARA. – Eh bien, Werner ce qui me semble très étrange, c'est que tu espères dans ta situation aboutir à un quelconque résultat positif.
WERNER. – Je répète, au cours de ce printemps.
BARBARA. – Au cours de ce printemps ?
WERNER. – Oui, au cours de ce printemps.

Silence.

BARBARA. – Et qu'est-ce qu'on peut attendre de particulier au cours de ce printemps, mon chéri ? Pour quelle raison as-tu soudain commencé à compter ainsi sur ce printemps ? Pour quelle raison as-tu soudain commencé à attendre ce printemps, Werner ?
WERNER. – Eh bien, parce que, comme tu le sais, à partir du vingt-quatre avril, nous ne donnerons plus notre argent à cette putain de banque, et nous le garderons pour nous. Et nous le dépenserons pour nous. Pour notre nourriture, pour nos voyages, pour notre enfant.
BARBARA. – Quel enfant, Werner, tu as perdu la boule pour faire ce genre de blague à cinq heures du matin ?!
WERNER. – Et pourquoi ne pas faire un enfant, puisque nous avons de l'argent ?
BARBARA. – Qu'est-ce que l'argent vient faire là-dedans ?
WERNER. – Eh bien désormais, nous l'aurons.
BARBARA. – Et qu'est-ce que l'enfant vient faire là-dedans, Werner ?
WERNER. – Eh bien, nous pourrons en faire un si nous le voulons. Si toi tu le voulais, par exemple. En ce qui me concerne, cela fait longtemps que j'en veux un.
BARBARA. – Tu veux un enfant, Werner ?!
WERNER. – Et qu'est-ce qu'il y a de surprenant à cela, Barbara ? Sept ans de mariage, je veux avoir un enfant, qu'est-ce qu'il y a d'étrange à cela ?
BARBARA. – Eh bien, j'ai quarante ans, mon chéri. Il fallait y penser avant, il y a sept ans, quand j'en avais trente-trois. Il est maintenant cinq heures du matin et tu racontes ces conneries, pardonne-moi, seulement pour m'énerver une fois de plus et pour dévier notre conversation, qui ne parvient pas à se terminer, parce qu'aucun d'entre nous ne veut ni céder, ni partir, bien qu'il soit cinq heures du matin, et normalement, il est plus que temps pour nous de rejoindre nos chambres. Cinq heures du matin, Werner.
WERNER. – Je vois, l'heure qu'il est, l'horloge, comme tu dis, est au mur, donc tout est en ordre. Tout est en ordre ?! Putain, comment ça, tout est en ordre ?!
BARBARA. – Parce qu'il faut penser aux autres personnes, mon chéri ! Il ne faut pas, putain fixer des yeux un seul point situé dans son cerveau ! Et en extraire toutes sortes d'informations inutiles, et les balancer partout. Et encombrer avec elles tout l'espace autour. On ne pas t'approcher, Werner, parce que tu pues à un kilomètre l'information sur toi. Sur le comment tu es ci..! Et le comment tu es ça..! Et le comment tu es. Tu comprends ? On voudrait te parler, et tu fermes tout avec cette information sur le comment tu es. Et il est impossible de passer au travers de toute cette information. Il est impossible d'entrer en contact avec toi, parce que dès la première tentative de pénétrer en toi, on s'écrase sur toute cette information sur le comment tu es. Je suis comme ci et puis je suis comme ça. Avec qui je pourrais parler, Werner ? Avec je pourrais parler ?! Avec l'information sur toi ? Je ne veux pas parler avec une quelconque information, mon doux, je veux parler avec toi. Avec toi, tu comprends, et pas avec une information sur toi.
WERNER. – Oh ! À cinq heures du matin, ça commence à sentir la philosophie ! Tu peux aussi commencer à citer tes philosophes préférés. Il te reste à commencer à les citer. Kant, Jung, Heidegger, voyons, lequel parmi eux a pu dire quelque chose à notre sujet ? Ahah ! Et alors qu'est-ce qu'il a dit, Jung, sur le comment nous devons nous comporter à cinq heures du matin, alors que nous ne pouvons pas nous arrêter depuis dix heures du soir, et que nous nous détruisons l'un l'autre, et que nous n'arrivons à rien, mais que nous n'allons pas nous coucher, eh bien, et qu'est-ce que dit à ce sujet, putain, notre Jung ?
BARBARA. – C'est très bête, Werner.
WERNER. – Et qu'en dit Kant ?
BARBARA. – C'est bête, Werner.
WERNER. – Quant à Heidegger, il dirait probablement - écoute, Barbara, il faut maintenant arrêter de parler avec cette personne, qui, à cause d'un putain et mystérieux hasard philosophique, est devenu, il y a sept ans, ton mari, et a soudain décidé à l'instant, de se mettre à te parler d'un enfant, ne perds pas ton temps dans des conversations inutiles. Tu comprends, on ne peut pas le faire revenir à la réalité, parce qu'il est malade, putain, d'une putain de maladie, il est malade, nique ta mère. Parce qu'il se sent si mal, parce qu'il a si mal, putain ! Regardez-le ! Regardez-le. À quoi bon gaspiller pour lui ta précieuse existence ?! Et, putain, ton précieux temps ?! À cinq heures du matin, tu veux tenter de lui expliquer quelque chose ?! Mais qu'est-ce qu'il pourrait comprendre, cet handicapé du cerveau ! Parce que c'est un handicapé du cerveau, c'est comme ça, Barbara ! Handicapé du cerveau ?!

Silence.

BARBARA. – C'est très bête, Werner.
WERNER. – Oui parce qu'il ne faut pas être obsédé que par soi.
BARBARA. – Il est cinq heures du matin qu'est-ce que tu racontes, Werner ?!
WERNER. – Peut-être qu'il faut quand même essayer au moins une fois dans la vie, de détacher son regard de soi pour le diriger sur les autres. Le diriger sur quelqu'un d'autre. Sur son mari, même s'il te paraît n'être qu'un malade idiot. Et c'est probablement seulement alors, qu'on pourra avoir un quelconque dialogue réel. BARBARA. – Un dialogue réel, Werner ?
WERNER. – Au moins un quelconque dialogue réel.
BARBARA. – Tu parles de dialogue réel, juste après avoir raconté toute cette monstrueuse foutaise à propos d'un enfant. Après que tu aies charcuté toute cette douleur. La douleur, Werner ! La douleur ! Quel « dialogue réel », chéri, on pourrait avoir après que tu aies autant charcuté, nique ta mère, la douleur ?! WERNER. – La douleur est une réalité, Barbara, accepte-la.
BARBARA. – Mais qu'est-ce que tu racontes, nique ta mère ?! La douleur est une réalité ! Werner, mon doux, tu n'as aucune notion, de ce qu'est une vraie douleur !
WERNER. – Ah non ?!
BARBARA. – Eh non, mon doux, non !
WERNER. – Donc tu serais la seule dans le monde entier à connaître la douleur, et moi j'en saurais rien ?! Donc selon toi, je n'éprouverais pas de douleur, c'est ça ?! Va te faire foutre, ma chérie ! Je suis ravi qu'à cinq heures du matin nous ayons, enfin, abouti à une totale incompréhension, putain ! Incompréhension totale, Barbara ! Tu es la seule à éprouver la douleur, et les autres, non ! Va te faire foutre !
BARBARA. – Je n'ai pas parlé « des autres », Werner, j'ai dit « tu », ne déforme pas mes propos. Tu n'éprouves pas de douleur, et je n'en sais rien pour les autres. Et je n'ai franchement pas le temps maintenant, putain, de m'occuper des autres. Cinq heures du matin, et j'ai devant moi le mec, avec qui j'ai vécu sept putain d'années, qui nous ont amené à une incompréhension totale et complète. Il n'existe aucun autre, il n'y a que toi et moi. Et c'est tout.
WERNER. – Tu penses vraiment que je n'éprouve aucune douleur ?
BARBARA. – Tu n'éprouves pas la douleur, que j'éprouve.
WERNER. – Et qu'est ce que j'éprouve maintenant selon toi ?! Là, ici maintenant, à cette minute ?! À cinq heures du matin ?! Qu'est-ce que j'éprouve, si ce n'est, putain, une douleur insupportable, nique ta mère, si insupportable que je suis pratiquement paralysé. Cinq heures du matin, je me tiens ici au milieu de notre cuisine, et je suis tout bloqué par une douleur insupportable, intolérable et lancinante. Je ne sais pas ce que tu éprouves, Barbara ? Mais moi, maintenant, j'ai mal comme jamais dans ma vie, parce que mes sept ans de vie sous la même couette que toi, aboutissent à un point, putain, d'incompréhension absolue de tout. D'incompréhension absolue de tout.
BARBARA. – ça c'est pas encore de la douleur.
WERNER. – C'est pire que n'importe quelle douleur, c'est l'incompréhension absolue de tout.

Silence.

BARBARA. – Et puis quoi.
WERNER. – Et puis quoi ?!
BARBARA. – Et puis quoi.

Silence.

WERNER. – La seule chose, que j'espère, c'est qu'après le vingt-quatre avril, quand nous ne serons plus obligés de payer ce crédit, les choses seront un peu plus faciles pour nous.

Silence.

BARBARA. – Ce n'est pas le fait de ne plus être obligés de payer le crédit, qui fera apparaître un enfant.
WERNER. – Mais il pourrait apparaître, si tu le voulais.
BARBARA. – Et comment je pourrais le vouloir, tu as toute ta tête ?! Je ne suis pas folle au point de me mettre tout à coup, du jour au lendemain, à vouloir un enfant.
WERNER. – Du jour au lendemain ?! Et nos sept ans de vie commune ?! Et notre vie sexuelle ?!
BARBARA. – Je ne veux rien dire de désagréable au sujet de notre vie sexuelle. Une vie sexuelle tout ce qu'il y a de plus normal, parfois un peu mieux, parfois un peu pire, mais globalement ok. Regardons les choses en face, et reconnaissons que, et notre vie sexuelle, et nos sept années vécues sous la même couette, et même la fin de notre crédit, toute cela ne constitue pas une raison suffisante, pour qu'apparaisse un enfant. Reconnais que pour qu'apparaisse un enfant dans une famille, il faut quelque chose de plus !
WERNER. – Et que faut-il de plus à une famille pour qu'apparaisse un enfant, si ce n'est sept ans de mariage, un crédit soldé et une vie sexuelle ?
BARBARA. – Il faut une douleur, mon doux.
WERNER. – Incompréhension absolue de tout ! Là tout de suite j'éprouve une incompréhension absolue de tout.
BARBARA. – Et moi j'éprouve une douleur.
WERNER. – Et moi peut-être que je déguste une grosse part de tarte à la confiture de ma grand- mère ?
BARBARA. – Quand un couple veut un enfant, mon doux, l'homme enlève son slip, la femme enlève ses vêtements, l'homme s'allonge sur elle et dit, je veux un enfant, et ils font un enfant.
WERNER. – Mais c'est précisément ce que j'ai dit et redit, Barbara.
BARBARA. – En plus, ils retirent le préservatif, mon chéri.

Silence.







Texte traduit avec le soutien de la Maison Antoine Vitez, Centre international de la traduction théâtrale - Palmarès des aides à la traduction 2018.


henschel Titulaire des droits :
henschel SCHAUSPIEL Theaterverlag Berlin GmbH
Agent de l'auteur pour l'espace francophone :
Gilles MOREL |
 

viripaev-tome2

(OEUVRES CHOISIES tome 2)
sortie en librairie 03 juin 2021



Comédie
(où l'on montre comment
on peut aboutir à un résultat positif)
Dédiée à ma femme Maroussia.
En remerciement pour chacun des jours
que nous avons passés ensemble.

Ivan Viripaev


Pièce en 1 scène

Personnages

Werner
Barbara



viripaev

Ivan Viripaev, avril 2016




solarlien

Création de Sloneczna Linia
(version polonaise)
mise en scène Ivan Viripaev
au Teatr Polonia- Varsovie - oct. 2016



solarline

teaser
Sloneczna Linia

création au Teatr Polonia - Varsovie
mise en scène Ivan Viripaev
production WEDA PRODUCJE
le 14 octobre 2016




solarline

création de la version russe
mise en scène Viktor Ryjakov
au Meyerhold Theatre Centre- Moscou
le 30 novembre 2017




solarline

en version russe
mise en scène Zhenya Berkovich
au Theatre Alexandrinsky Saint-Petersbourg
février 2019







 

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