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VADIM LEVANOV
Les Rêves de Togliatti
traduction Irina Shushko
Extrait du texte
MALATO. – ...mon sang - ce sont les gens qui vivent dans la Ville... petites cellules vivantes de sang. Elles coulent le long des veine et artères, elles font battre mon cœur, elles portent la vie à mon corps... je vis leur vie, je vis la vie de chacune d'elles, simultanément et instantanément... elles c'est moi, et moi c'est elles, elles toutes, toutes ensemble... et encore, moi, je suis les arbres de la Ville, le béton de ses rues, la pierre de ses immeubles, les ordures de ses pavés... je suis la rivière qui coule à côté, je suis la forêt et les champs des alentours... je suis en même temps tout dans le monde ! C'est surprenant et c'est beau...
DOTTORE. – ... j'ai tellement de mal... j'ai terriblement de mal à contenir en moi tout cela, tout ce... cet univers de la Ville... mais c'est que moi, je ne suis plus moi-même, moi c'est elle, la Ville... nous sommes une entité...
MALATO. – ... nous formons un tout... (Pause.) et encore, je contiens aussi des cimetières... grands cimetières... délaissés... je n'ai jamais vu de cimetières pareils... en Italie il n'y a rien de pareil... couverts de ronces... plusieurs tombes ne sont plus entretenues par personne, des monuments rectangulaires en fer sont rouillés, tordus, la terre au-dessous d'eux s'est affaissée... des étoiles à cinq branches en fer blanc rouillé et des photos et des noms effacés... personne n'a besoin de ces morts...
DOTTORE. – ...cela est aussi une partie de moi-même...
MALATO. – ...comme la rivière... mais elle est trop large pour une rivière... sur l'autre rive il y a des collines - ce sont des montagnes... c'est beau là-bas...
DOTTORE.– ...cette Ville est ma chair et mon sang...
MALATO. ... la chair de la chair de mon père... (Pause.) ...j'ai peur de me réveiller... me réveiller complètement... dans mon sommeil j'ai peur du réveil... maintenant, lorsque je suis en train de dormir... et cette pièce m'apparaît en songe, et vous aussi... le couloir par où je vais devoir sortir après notre conversation, ce couloir long et sombre avec du linoléum, limitant le parquet en chêne... ma chambre d'hôpital, emplie de soupirs et de cris des tous ceux qui s'y trouvaient avant moi, qui y sont morts, d'une multitudes d'autres sons mystérieux que l'on ne peut entendre que dans l'obscurité qui s'estompe aux heures matinales, à l'heure où il semble qu'un nouveau jour ne viendra jamais, d'autres sons dont ni vous ni personne n'avez la moindre idée, puisqu'ils n'appartiennent pas à votre monde... maintenant, lorsque je suis en train de dormir et de rêver de tout cet hôpital... où j'ai déjà passé tant d'années... je me sens bien et à l'aise...
DOTTORE. – ...et à l'intérieur d'un rêve, un rêve qui parle de ma vie d'un homme, enfermé dans un asile de fous, il y a un autre rêve, comme un bonbon dans son emballage, c'est ce rêve que cet homme est en train de faire, quand lui, c'est-à-dire moi, je parviens à m'endormir... il rêve qu'il est une Ville quelque part en Russie...
MALATO. – ...je sais que je suis une Ville, cette Ville existe vraiment, elle a été baptisée en l'honneur de mon père et c'est pour cela qu'elle porte mon nom, ce qui veut dire que je suis la Ville... et moi qui suis assis en ce moment devant vous et qui se reflète dans la fenêtre derrière votre dos, la fenêtre sans barreaux parce qu'elle est blindée, vois les Alpes - mais en réalité tout simplement je dors et je vois en rêve cet hôpital, vous, les infirmiers et tout le personnel, dans mon rêve... tout cela n'est qu'un rêve, mon rêve... oui, en réalité, rien de cela n'existe, vous n'existez pas... ni les Alpes derrière votre dos... il n'y a que la Ville au bord d'une immense rivière, couverte de glace en hiver... il neige là-bas...et dans cet immense espace qui s'appelle la Russie où les gens sont des mouches sur la vitre de l'infini... dans cette Ville lointaine se déroule ma vraie vie et je n'ai pas peur de la mort parce que la mort passée je serai libéré de mon rêve et de l'hôpital aux pieds des Alpes où je suis enfermé depuis déjà trente ans... peut-être tout cela est à cause de mon père... vous connaissez mon père ?... Vous l'avez connu ? Je l'aimais et il m'a aimé moi aussi... parce qu'il est mon père et moi - son fils... c'est bien d'aimer son père...
DOTTORE. – ... aimer son fils...
MALATO. – ...j'avais peur de lui, je le haïssais, je voulais m'enfuir, je voulais même le tuer...
Pause.
DOTTORE.– ... père...
MALATO. ...il y en avait un autre...
DOTTORE. ...je me souviens...
MALATO. – ...chaque fois que je pense à mon père, il apparaît...
DOTTORE. ...je me heurtais tout le temps à son image dans les journaux, sur les affiches dans la rue, je le voyais sur l'écran de télé...
MALATO. – ...comme s'il voulait prendre la place de mon père... devenir mon père...
VOIX D’UN SPEAKER. – Aldo Moro naît le 23 septembre 1916 à Malia (région d'Apulie) dans une famille religieuse d'intellectuels appartenant à la moyenne bourgeoisie. Ses père et mère sont enseignants. Aldo étude avec une grande application à l'école, il grandit sérieux, calme, réservé, il fréquente l'église tous les jours et respecte les valeurs chrétiennes. Dans sa biographie, il n'y a pas d'événements extérieurs qui dépassent les normes générales. La famille déménage d'une ville à l'autre. Aldo fait ses études au lycée à Taranto et à l'université à Bari. Il lit sans répit, apprend l'allemand en autodidacte, traduit lui-même les œuvres de Schiller. Aldo Moro prend part à la Seconde Guerre mondiale. Après avoir terminé ses études à la faculté de droit, à l’âge de vingt-cinq ans, il devient enseignant de la philosophie du droit. Très jeune il commence à travailler dans des organisations de jeunesse catholique. La carrière politique d'Aldo Moro démarre assez tôt. En 1946 il est élu député à l'Assemblée Constituante et devient membre de la commission qui élabore le projet de la Constitution. Il devient vice-ministre des Affaires étrangères et se prononce contre l'adhésion de l'Italie à l'OTAN. Beaucoup de gens au sein de la Démocratie Chrétienne ne l'aiment pas. De 1969 jusqu'en 1974 il occupe le poste de ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de Rumor, Kolombo, Andreotti. En octobre 1976, Aldo est élu président du conseil national du parti démocratique chrétien. Moro défend par principe et avec constance la cause de la prééminence spirituelle de son parti, se prononce résolument contre la réaction. Quand le moment vient de la nécessité absolue de mener des pourparlers avec les communistes, il se joint à ces pourparlers et demeure fermement persuadé que c’est pour le bien de l'Italie. Les Etats-Unis s'opposent vigoureusement à une telle union. Dès cette époque naît le soupçon que le C.I.A. est mêlée à l'affaire de Moro. C'était un homme politique de grande envergure qui n’est à aucun moment impliqué dans des affaires louches. En mars 1978 Aldo Moro, qui se trouve au sommet de sa popularité, si nécessaire au pays, est enlevé par les membres de l'organisation terroriste d'extrême gauche Brigade rosse (Brigades rouges). Après le communiqué des Brigades rouges déclarant qu’Aldo Moro est condamné à mort, les dirigeants démocrates chrétiens annoncent qu'ils ne feront aucune concession pour sauver Moro. Aldo Moro reste pendant cinquante-cinq jours dans le cachot secret de ses ravisseurs. Pendant un long moment il espère être libéré, mais plus tard, après avoir compris la vanité de ses espoirs, il écrit : « Je vais mourir puisque mon parti l’a décidé ». Le 9 mai 1978 à Rome, rue Fani, dans le coffre d'une Renault 4, on découvre le cadavre d'Aldo Moro.
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Les Rêves de Togliatti
publié in revue MISSIVES N° 235
Date de parution : Septembre 20045
ISSN 1169-212 X
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Personnages
MALATO
DOTTORE VOIX D'UN SPEAKER
Vadim Levanov, mai 2003
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